INTOX Le 20 janvier, Manuel Valls évoque lors de ses vœux à la presse l'«apartheid territorial, social, ethnique» que représenteraient les quartiers populaires français. L'expression – bien que plusieurs fois entendue dans sa bouche les années précédentes – suscite des indignations de circonstance, dont celle de l'ex-président Nicolas Sarkozy, puis d'Arno Klarsfeld, autrefois placé à la tête de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) par le premier.
L'avocat, amateur de polémiques (toujours membre du Conseil d'Etat) se fend le jour même d'un tweet ironique : «Dans les années 30 les immigrés n'avaient droit à rien, aujourd'hui il y a école gratuite, aides sociales, médecine gratuite, etc. apartheid ?»
Dans les annees 30 les immigrés n'avaient droit à rien, aujourd'hui il y a ecole gratuite, aides sociales, medecine gratuite etc. apartheid?
— arno klarsfeld (@arnoklarsfeld) January 20, 2015
DÉSINTOX Au premier abord, il paraît complètement absurde de comparer la protection sociale des étrangers aujourd'hui à celle des années 30 – vu que la naissance de la Sécurité sociale moderne est consacrée par les ordonnances de 1945.
Mais si on prend au sérieux la comparaison d’Arno Klarsfeld (qui semble d’ailleurs confondre immigrés et étrangers), on constate qu’elle est aussi factuellement hasardeuse.
Malgré la crise des années 20, dans l'entre-deux-guerres, les usines françaises embauchent toujours beaucoup d'ouvriers étrangers (italiens, polonais, belges, suisses). La loi du 5 avril 1928, puis celle de 1930 ont rendu l'assurance sociale obligatoire pour les salariés de l'industrie et du commerce. Un système de caisses privées, financées par les cotisations des employeurs et des ouvriers, doit couvrir les derniers en cas d'accidents du travail et leur permettre de constituer un semblant de retraite. L'assurance est alors un droit et une obligation pour l'ensemble des travailleurs (ceux qui ne dépassent pas un certain plafond de revenus), sans condition de nationalité ou de régularité de séjour. Les travailleurs étrangers doivent néanmoins justifier de trois mois de résidence. Bémol numéro deux : ils sont exclus de la protection chômage (ils seront couverts à partir de 1958, date de la première convention chômage). «En 1957, on se rend compte que seul un tiers de la population touche effectivement ces allocations. Beaucoup de patrons ne cotisent pas réellement aux caisses et il y a très peu de contrôles. Alors on peut imaginer que quand on avait un nom polonais ou italien, on avait encore moins de chances de faire valoir ce droit», nuance Antoine Math, économiste spécialiste de la protection sociale des étrangers.
Dans un article publié en 2012, Serge Slama, maître de conférences en droit public à l'université Paris Ouest-Nanterre, note qu'une loi du 8 août 1893 avait imposé des restrictions sur certains droits sociaux des étrangers (sur l'«assistance aux vieillards», le «secours au chômage», l'«assistance aux femmes en couche» ou l'«assistance aux familles nombreuses»). Mais il rappelle que des accords conclus avec les principaux pays d'émigration vers la France (Italie, Pologne, Luxembourg, Sarre) atténuent, voire annulent, ces restrictions dans la pratique. Selon Michel Lachaze, ancien membre du Conseil d'Etat, en 1925, 54% des étrangers traités dans les hôpitaux publics sont concernés par ce type d'accord.
Le 11 mars 1932, la loi Landry étend les allocations familiales à l'ensemble des salariés de l'industrie et du commerce (le «sursalaire familial» avait déjà été expérimenté dans plusieurs usines du Nord, des régions parisiennes et lyonnaises). Le texte ne différencie pas les travailleurs étrangers des Français. «Des distinctions vont être faites à partir du moment où les prestations vont commencer à être déliées du travail, à partir de la fin des années 30, explique Lola Isidro, doctorante à l'université de Nanterre, auteure d'une thèse sur le sujet. Grosso modo, les étrangers étaient à peu près traités comme les Français lorsqu'ils étaient travailleurs. A défaut, c'était beaucoup moins bien.» En 1938, les allocations sont étendues à l'ensemble des salariés, tous secteurs confondus. Le décret-loi du 12 novembre marquera le début de la politique familiale de l'Etat et l'encadrement des allocations (définition du minimum de cotisations patronales à verser dans les «caisses de compensation», sanctions contre les patrons qui ne cotisent pas).
Une dénonciation en creux de la pertinence de l’aide médicale d’Etat
N’en déplaise à Arno Klarsfeld, les étrangers et les immigrés des années 30 pouvaient aussi bénéficier de soins gratuits. L’aide médicale gratuite (l’AMG, sorte d’ancêtre de l’aide médicale d’Etat), créée par la loi du 15 juillet 1893, permet aux résidents français les plus pauvres – ceux qui ne travaillent pas et ne cotisent pas – de bénéficier de soins gratuits, qu’ils soient français ou étrangers (si bénéficiaires d’un accord bilatéral). Le dispositif est remplacé par l’aide médicale départementale au moment des lois de décentralisation de 1983.
Le parallèle permet à l'avocat de dénoncer en creux la pertinence de l'aide médicale d'Etat (AME), qui scandalise la droite depuis sa création, en 1999. Le dispositif permet aux étrangers sans papiers d'accéder gratuitement à un ensemble de soins «en ville» (moins étendu que celui de la CMU-C, réservé aux étrangers «réguliers» et aux Français à faibles ressources). Il est complété depuis 2003 par un plan pour les soins urgents et vitaux.
L'énormité la plus criante reste la mention que Klarsfeld fait de l'école… Car depuis 1881 et les lois Ferry, qui rendent l'enseignement scolaire gratuit et obligatoire de 6 à 13 ans (puis 14 ans à partir de 1936), tous les enfants ont accès aux salles de classe (primaire et secondaire), sans condition de nationalité ou de régularité de séjour. La loi d'août 1936, initiée par Jean Zay, précise même explicitement que l'école est obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans, français et étrangers. Bref, le contraire de ce que dit Klarsfeld, même si, comme l'admet Serge Slama, «il y a pu y avoir pendant l'entre-deux-guerres des cas de non-application du droit, comme aujourd'hui avec les refus d'inscriptions d'enfants roms, par exemple».