Vous voulez faire blêmir un député ? Demandez-lui ces jours-ci des nouvelles des notaires. «C'est bien simple, on n'en peut plus», «ça vire au harcèlement», «ils dépassent les bornes, on a rarement vu un truc pareil», soupirent-ils dans les coulisses de l'Assemblée nationale. Les notaires mais aussi, dans une moindre mesure, leurs confrères exerçant des professions juridiques réglementées, n'ont reculé devant aucun moyen pour batailler contre le projet de loi Macron, examiné depuis lundi. Selon Christophe Sirugue (PS), qui avait fait des propositions pour encadrer les groupes de pression à l'Assemblée, «ils ont fait la démonstration d'un lobbying d'une intensité qu'on n'avait pas connue depuis longtemps». Quitte à braquer.
Particulièrement ciblé, le socialiste Richard Ferrand, rapporteur général du projet de loi, reçoit depuis des semaines, «une quantité industrielle de tweets de quelques snipers oscillant entre la menace et l'injure». Preuves à l'appui sur son Iphone : «Là je me fais traiter de "député = enculé". De la part d'un officier public ministériel dépositaire de l'autorité publique, c'est élégant !»
Pas une permanence, pas une boîte mail parlementaire ne leur a échappé. Ainsi, cette supplique d'un notaire catastrophé : «Ne suivez pas les consignes de vote, suivez votre bon sens, votre instinct. De grâce, refusez le corridor tarifaire et la liberté d'installation.» Pétitions, riposte intensive sur Twitter, kit de communication, campagnes de publicité dans la presse, slogans chocs comme «M. le ministre, vous êtes peut-être du côté de Bruxelles, nous sommes du côté de nos clients», signés de la chambre des notaires de Paris, étude d'impact de la loi confiée à Ipsos et à Ersnt and Young et financé par les avocats… Les professionnels du droit se sont mobilisés sur tous les terrains contre le projet de loi qui prévoit d'accroître la concurrence du secteur.
Près de 30 000 avocats, notaires, greffiers, huissiers, commissaires-priseurs, administrateurs et mandataires judiciaires ont même défilé à Paris côte à côte le 10 décembre, jour de la présentation du texte du ministre de l'Economie en Conseil des ministres. L'un des organisateurs, Jean-Marie Burguburu, alors président du Conseil national des barreaux (CNB), se vante de s'en être «sorti au meilleur prix»: «Nous avons versé une obole aux notaires, qui ont presque tout financé.»
Des six professions concernées par la loi, les notaires ont, de loin, exercé la plus forte pression. Particulièrement touchés par la réforme, ils contestent la liberté d’installation - bien qu’encadrée par l’autorité de la concurrence et le ministère de la Justice - et la refonte de leurs tarifs. La profession est aussi très structurée, sous la houlette du Conseil supérieur du notariat (CSN), quand les avocats, moins caporalisés, sont en désaccord entre eux sur certains points de la réforme : les parisiens sont les seuls favorables à la création d’un statut d’avocat en entreprise, auquel Emmanuel Macron a dû renoncer en commission.
Guérilla. Les notaires ont, aussi, les moyens de financer des opérations exceptionnelles. Ainsi du dispositif un rien mégalo déployé pour leur premier rassemblement parisien du 17 septembre, avec scène de meeting et écran géant, place de la République. Pour tenir tête au projet de Bercy, le CSN a dépensé près de 2 millions d'euros pour l'organisation de ses manifestations et sa communication, confiées à l'agence Havas - dont Stéphane Fouks, vice-président, est un ami de Manuel Valls. «Ce n'est pas de l'argent public», s'empresse d'assurer Pierre-Luc Vogel, président du CSN. Le Conseil national des barreaux s'est, lui, offert, pour un contrat de six mois à 50 000 euros, les services du cabinet de lobbying Boury Tallon et associés, dont le fondateur Paul Boury est un proche de François Hollande.
Dans leur guérilla contre la loi Macron, les professions ont interpellé tous azimuts, de l'échelle locale jusqu'aux ministères. Dans un courrier du 15 décembre, le président de la Conférence des bâtonniers, qui représente les barreaux de province, Marc Bollet a invité chacun de ses membres à «poursuivre le travail de sensibilisation» auprès du député de sa circonscription. Il a joint à sa lettre la liste des députés de la commission spéciale de l'Assemblée, chargée de remanier le texte avant le débat dans l'hémicycle. Certains noms sont surlignés- ceux des députés avocats - «qui devraient être nos premiers soutiens», veut croire Marc Bollet. Dans les permanences de tel député ou de tel maire directement concernés par l'implantation des études ou des cabinets, le risque d'un «désert juridique» à venir ou la menace de suppressions d'emploi ont été clairement brandis par les professionnels. «Un notaire m'a prévenu que si on touchait à ses tarifs, il licencierait la moitié de ses salariés», raconte Pierre Morel-A-L'Huissier (UMP).
A Paris, outre les rendez-vous réguliers avec les conseillers ministériels de Christiane Taubira (Justice) et d'Emmanuel Macron, les représentants des professions du droit ont aussi travaillé au corps les parlementaires lorsque le texte a entamé son parcours législatif. Le Conseil national des barreaux a organisé le 14 janvier un grand déjeuner à la Maison de l'Amérique latine (Paris), «très pratique car pas loin du Sénat ni de l'Assemblée», commente son président Jean-Marie Burguburu. Les avocats et un «meneur de jeu» du cabinet Boury Tallon ont pu expliquer à la trentaine de parlementaires, répartis par petites tables, les risques supposés de la loi Macron. Les socialistes Jean-Yves Le Bouillonnec et Colette Capdevielle, le centriste Michel Mercier, l'UMP Dominique Bussereau, étaient présents. Rapporteure du volet «professions réglementées» du texte, Cécile Untermaier (PS) a décliné l'invitation : «Je ne voulais pas être sous la pression, c'est une règle de déontologie pour moi. Cela ne m'a pas empêchée de les auditionner plusieurs fois, mais m'afficher avec eux à déjeuner laisserait penser à un conflit d'intérêts.»
Grand classique des tactiques de lobbying, les parlementaires ont reçu directement par mail des liasses d'amendements prérédigés. La présidente de la chambre des commissaires-priseurs judiciaires, Agnès Carlier, y joint un message décomplexé : «La date limite de dépôt des amendements étant, comme vous le savez, ce jeudi, nous vous serions très reconnaissants de bien vouloir déposer ces derniers en vue de les défendre lors du passage du texte.» Le patron des notaires, Pierre-Luc Vogel, adresse la même demande en soulignant que les «articles concernant le notariat restent très en deçà des attentes des notaires de France et de leurs salariés».
Débauche. Le barreau de Paris prétend, lui, contourner le copier-coller en défendant un «principe de coproduction» : «On n'est pas du genre à envoyer des amendements clé en main, mais on travaille avec les attachés parlementaires, les collaborateurs de cabinets, les petites mains qui tiennent les plumes», résume Laurent Martinet, vice-bâtonnier. Notaire de formation, le député UMP Sébastien Huyghe relativise : «Toutes les organisations touchées par un texte envoient des amendements. Les huissiers l'ont fait aussi, comme les syndicats sur le travail du dimanche. On n'est pas spécialistes de tout, quand des experts nous expliquent pourquoi il faut infléchir un texte, que c'est argumenté, on peut trouver que cela enrichit la loi.» En commission, les amendements signés par les lobbies et repris tels quels par plusieurs députés ont été vite repérés. «Certaines professions ont atteint un haut niveau dans l'art de la communication et parviennent à faire valoir leurs arguments que l'on entend à l'envi», a recadré le rapporteur Ferrand.
Cette débauche de frais et d’énergie a-t-elle été payante ? Le barreau de Paris se targue d’avoir déjà fait passer, en commission, quelques amendements techniques. Mais malgré les 15 000 euros mensuels versés à un cabinet de lobbying, il n’est pas parvenu à sauver le statut d’avocat en entreprise, qui a été retiré du texte en commission.
Sur les grandes lignes, quelques concessions vont plutôt dans le sens des professions du droit : la possibilité pour un justiciable d'être accompagné par l'avocat de son choix, où qu'il plaide, est finalement restreinte au niveau de la seule cour d'appel. L'ouverture du capital des cabinets d'avocats est limitée aux experts comptables. La liberté d'installation - qui fait hurler les notaires - est maintenue, mais sous le contrôle du ministère de la Justice. Autre point dur : le système de tarification inscrit dans le projet de loi Macron pourrait être en partie réécrit par les députés. «Il y a des points qu'on va modifier en séance, mais parce qu'on l'avait prévu, pas parce qu'ils nous emmerdent!» avertit Richard Ferrand.
Force de frappe. Si l'influence des professions mobilisées sur l'évolution du texte est difficilement mesurable, les députés ont tout de même le sentiment de travailler sous surveillance. «La campagne anxiogène que les notaires ont menée nous a mis une pression terrible, absolument inadmissible, témoigne Cécile Untermaier. Mais passé un certain niveau, ce lobbying est contre-productif : on a vraiment le sentiment d'une manipulation qui fait perdre de la valeur aux arguments de fond.»
Les professionnels se défendent d'avoir exercé un lobbying sauvage : «Je ne mène aucune action cachée, il n'y a pas de rendez-vous secrets. Je défends ma profession en toute transparence», assure Pierre-Luc Vogel, du CSN, qui incite en interne les membres du conseil à mener «des actions de lobbying». Les avocats du barreau de Paris et du CNB ont pris aussi la peine de s'inscrire sur le registre des représentants d'intérêts de l'Assemblée, censé permettre de mieux identifier les lobbyistes. Pour Christophe Sirugue, à l'initiative de ce registre, la force de frappe a été disproportionnée : «Les notaires ont été victimes de leur méthode, c'était trop visible, cela a produit l'inverse de l'effet recherché.» Il rappelle qu'un lobbyiste, pour être influent, doit savoir cibler : «Il est plus efficace de s'appuyer sur deux ou trois chevaux de Troie au lieu d'arroser toute l'Assemblée.»
La partie n’est pas finie. Les professions du droit pourront affiner leur stratégie pour amadouer les sénateurs qui examineront le texte après les députés. Ou lors des négociations sur les futurs tarifs du notariat, avec les cabinets ministériels.