Une claque en pleine gueule. Il y a trente ans, la France découvrait Harlem Désir, sa bande de «potes», d'anciens trotskistes et leur petite main jaune. Sous la bienveillance d'un François Mitterrand président, soucieux de canaliser les revendications nées dans les banlieues depuis la première Marche pour l'égalité, un an plus tôt, SOS Racisme allait devenir le plus grand mouvement antiraciste de France : 300 000 personnes place de la Concorde le 15 juin 1985, toute une génération marquée par le «Touche pas à mon pote» porté en pin's au revers du cuir, par la demande d'«égalité républicaine» dans une France touchée par une première poussée de fièvre Front national et de crimes racistes… L'idéal d'un modèle d'intégration et de vivre ensemble à construire sur une génération.
Les 7, 8 et 9 janvier 2015, fin du rêve : deux Beurs et un Black commettent les attaques les plus meurtrières que la France ait connues sur son sol depuis 1945. Trois enfants de la génération SOS. Trois jeunes Français, à peine nés à l'époque où les militants et leur main jaune se démultipliaient dans les quartiers populaires et où Harlem Désir tenait tête à Jean-Marie Le Pen sur le plateau de l'Heure de vérité sur Antenne 2. Trois gamins passés par l'école de la République, les services sociaux, la prison et qui ont fini par basculer dans l'islamisme radical puis le terrorisme.
«Ce qui s'est passé début janvier, c'est l'échec de toute la société, admet Harlem Désir à Libération. Ce n'est pas juste une faille dans le renseignement policier, c'est une faille dans la République.» Un échec du rêve porté par SOS Racisme. Ses anciens responsables ne se cherchent pas d'excuses. Ils tentent de retrouver les moments de bascule, les signaux qu'ils n'ont pas su (ou voulu) voir, qu'ils n'ont pas compris dans la dérive d'une partie de ces jeunes des quartiers, ceux-là même pour qui «SOS» a été créé. Pour beaucoup, ils sont sonnés de voir l'engagement de leur vie exploser de la sorte après des décennies de militantisme sur le terrain : politique de la ville ratée, manque de soutiens aux associations laïques dans les quartiers et emprise des «techniciens» sur les politiques.
Mais lorsqu'on leur demande si le non-respect dans les écoles - par certains jeunes des quartiers - de la minute de silence en mémoire des victimes, après les attentats des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly, signe «l'échec de SOS», ils rejettent en bloc ce «faux procès». «C'est insultant, répond Laurence Rossignol, aujourd'hui secrétaire d'Etat à la Famille et cofondatrice du mouvement. SOS n'a pas dirigé ce pays que je sache ! D'ailleurs, je retourne la question, poursuit l'élue de l'Oise, que se serait-il passé si on n'avait pas existé ? SOS n'a pas exacerbé les différences. Le mouvement s'est créé pour l'égalité avec un message : la différence ne doit pas être facteur d'inégalité. C'est la même logique que le combat pour l'égalité hommes-femmes : différents mais égaux.»
Ses anciens camarades refusent aussi d'endosser un rôle de bouc émissaire. Ils s'attachent beaucoup plus aux «messages» véhiculés lors des grands rassemblements des 10 et 11 janvier. «SOS a matricé un corps central de la société française, on l'a vu dans les manifestations du dimanche», observe Malek Boutih, député de l'Essonne et président de l'association entre 1999 et 2003. Pour lui, «des années d'enseignement antiraciste dans les établissements scolaires [ont] produit quelque chose qui s'est vu dans les manifs».
Lutter contre les «islamo-nazis»
«Je suis Charlie» a remplacé «Touche pas à mon pote». Aux petites mains jaunes se sont substitués les panneaux noirs et les crayons rouges. A Paris, la place de la République a effacé celle de la Concorde. L'immense majorité des personnes descendues dans la rue pour protester contre les attaques dont Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher ont été l'objet portaient avec eux des messages d'égalité et de fraternité. Pas de revanche contre une religion ou une partie de la population. «La France est un pays métissé. Les assassins n'ont pas regardé la couleur de peau de Clarissa, d'Ahmed, d'Yohav… Ils n'ont pas fait le tri. C'est exactement ce que les gens ont fait dans la rue», fait remarquer Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres et ex-numéro 2 de SOS. Pour l'ancienne ministre de l'Ecologie, c'est la preuve que le «bilan global» de la génération portée par Harlem Désir et Julien Dray est «honorable». «Il a permis d'inscrire l'antiracisme dans l'ADN de la République», dit-elle. C'est justement parce que ce mouvement de société a autant marqué une génération qu'il laisse un sentiment, comme le pense Raquel Garrido, d'un «immense gâchis». «On avait une vraie capacité de parler aux masses, mais on ne l'a pas fait», regrette cette proche de Jean-Luc Mélenchon, qui a pris la suite de Batho à la vice-présidence de SOS Racisme.
30 ans, l'âge de la remise en question. Après les attentats, c'est un ancien président de SOS qui a eu les paroles les plus fortes à gauche. Pour lutter contre les «islamo-nazis», Malek Boutih a réclamé une «mise sous tutelle» de certains quartiers sensibles par l'Etat et dénoncé le «clientélisme» des élus locaux. Ces banlieues «ghettoïsées», selon les mots du député de l'Essonne, «ne sont pas des zones de prolétaires, mais de lumpenprolétaires, traversées par des forces réactionnaires». Depuis qu'il a sauté de SOS au PS, Boutih traîne ses positions tranchées dans les cénacles socialistes et, depuis 2012, à l'Assemblée nationale : «On me tape sur l'épaule dans les couloirs en me disant "tu as raison." Puis on me dénonce dans les réunions.»
Boutih rappelle aussi qu'après la réélection de Mitterrand en 1988, les responsables de SOS s'étaient montrés déçus du «débouché politique» proposé par la gauche, alors que les jeunes mobilisés par le «Touche pas à mon pote» lui avaient profité. Toujours à la tête de SOS, Harlem Désir avait vite dénoncé les «politiques de non-intégration» du gouvernement Rocard avant de lâcher la présidence du mouvement. «Dès le départ, tout le monde a parlé de "plan Marshall" pour les banlieues, mais les discours sont arrivés toujours trop tard et les investissements encore plus», note Désir, qui veut tout de même croire que, «s'il y a eu une politique de la ville, c'est aussi grâce à SOS». «Nous avons beaucoup travaillé avec des architectes, des urbanistes, des sociologues pour sortir le livre-programme de SOS en 1987, rappelle l'actuel secrétaire d'Etat aux Affaires européennes. Mais SOS ne construit pas de logement, il fallait un relais politique…» En 1992, le ministre de la Ville s'appelle Bernard Tapie, et pas Harlem Désir ou Julien Dray.
«Mettre des millions sur la table»
«On ne voulait pas s'occuper des murs mais des gens, maugrée Malek Boutih. La politique urbaine s'est transformée en politique de zonage, puis d'assistance et d'assistanat.» «On a fait croire aux Français que la banlieue avait beaucoup reçu, ajoute Samuel Thomas, son ancien vice-président. Elle n'a jamais reçu l'égalité. Pour la sécurité, on dépense moins dans les quartiers que pour un centre-ville !» Dans les années 90, SOS Racisme se concentre sur la lutte contre les discriminations : à l'embauche, à l'entrée des boîtes, dans les établissements scolaires… Ses dirigeants constatent la dérive des quartiers, mais le mouvement n'est pas son porte-voix. «La cause antiraciste a produit beaucoup d'attente du côté de la population que nous défendions, fait valoir Samuel Thomas. Cela a nourri de la déception quand les réponses politiques n'ont pas suivi.» D'autant plus lorsque ses responsables de premier plan finissent au Parti socialiste, chez les Verts ou au PCF, qu'ils deviennent députés ou ministres, tandis que les gamins d'hier voient leur situation se dégrader et nourrissent peu d'espoirs pour leurs propres enfants… «On nous a dit : "Vous êtes coresponsables de vos amis. Ceux que vous souteniez et qui ont pris le pouvoir n'ont pas mené la politique que vous réclamiez", poursuit Samuel Thomas. Aujourd'hui, le fait que Hollande n'honore pas ses promesses nous est reproché.»
Président de la Fédération nationale des Maisons des potes depuis 2008, Samuel Thomas fustige les «renoncements» du chef de l'Etat : sur le récépissé des contrôles d'identité, le droit de vote des étrangers, la mise en place du CV anonyme, la baisse des crédits alloués aux associations indépendantes et le pouvoir laissé aux «techniciens»… «Lorsqu'on est opérationnel, on rattrape tout le monde, dit-il, mais à condition d'arrêter les sanctions financières dont nous sommes victimes. On appelle les associations à la rescousse, et on réalise qu'elles n'ont plus de moyens parce qu'on les a liquidées.»
Les Maisons des potes continuent comme elles le peuvent à faire de la prévention dans les quartiers, éditer un magazine - Pote à pote, qui ne reçoit plus de subventions - ou encore aider les victimes de discrimination à obtenir justice devant un tribunal. Montrer à ces jeunes que la République fonctionne encore et que le «système» n'est pas «contre eux». «Si on veut lutter contre le racisme, ce sont des millions qu'il faut mettre sur la table, prévient Samuel Thomas, pas seulement les 20 000 euros annoncés par Najat Vallaud-Belkacem [ministre de l'Education, ndlr] pour rétablir une semaine de lutte contre le racisme à l'école.» Dans ses revendications, il demande notamment 500 millions d'euros supplémentaires, «financés par 10% des sommes du Loto et du PMU [et] une partie de la redevance pour financer des médias associatifs dans les quartiers».
Ces «ghettos», les ex-responsables de SOS Racisme les connaissent par cœur. C'est dans le quartier de la Grande Borne, à Grigny (Essonne), qu'a grandi Amedy Coulibaly, le preneur d'otages de l'Hyper Cacher, revendiqué membre de l'Etat islamique. Samuel Thomas a dirigé la Maison des potes du coin de 1993 à 1997. C'est dans cette circonscription que Julien Dray, cofondateur et tête pensante de SOS Racisme - il ne veut plus parler de cette histoire -, a été élu député durant près de vingt-cinq ans. Son successeur après une guerre fratricide entre anciens potes s'appelle… Malek Boutih. «Mais on ne sigle pas Julien Dray comme député de la Grande Borne. Pourtant, c'est ça qu'il aurait dû faire, critique Raquel Garrido. On n'a jamais traité l'abstention dans ces quartiers. On ne s'intéressait qu'à ceux qui votaient. Nous étions dans une logique électoraliste : très forts pour retenir les gens dans l'antiracisme mais sans aucune appréhension du décrochage civique constaté aujourd'hui.»
En revanche, Julien Dray comme Delphine Batho ou Malek Boutih se sont fait les spécialistes des questions de sécurité à l'époque où le terme était tabou à gauche. Entraînant disputes et ruptures avec leurs camarades de courant socialistes qui les ont étiquetés «sécuritaires». Batho réfute le terme : «Mon engagement contre la violence commence en 1990, quand le mouvement lycéen est attaqué par les casseurs, raconte cette ancienne présidente de la FIDL, le syndicat lycéen dans l'orbite de SOS Racisme et de Julien Dray. Toutes ces années, on a un débat : est-ce une forme de contestation sociale ou bien de décomposition de la société ?» Pour Boutih, «ce sont des voyous décomposés et non des jeunes désœuvrés», avec des «valeurs réactionnaires, antisémites, racistes et sexistes». Il n'y a plus d'excuse sociale qui tienne lorsque, dit-il, la «frontière entre le jihadisme et ceux qui basculent dans le gangstérisme [devient] aussi ténue».
«Nous avons surestimé le simple impact de la croissance sur les populations issues de l'immigration, dont la marginalisation commence avec les années 80, tente d'expliquer Harlem Désir de son côté. On a pensé que l'emploi était une réponse suffisante.»
«Au début, [Dray et Boutih] se sont engagés sur la sécurité par empathie avec les habitants de la banlieue qu'ils ont côtoyés, dit Garrido. Après le 11 septembre 2001, ils sont devenus illuminés… Ils ont juste oublié que ces mêmes jeunes ont vu ce que les Américains faisaient à Guantánamo…» La guerre du Golfe - à laquelle Désir et Dray s'étaient opposés - puis celle en Irak et l'interminable conflit israélo-palestinien alimentent le sentiment de persécution des Arabes et des musulmans… «Tant que les Palestiniens prendront sur la gueule, que les jeunes d'ici s'identifieront à eux dans la cour de l'école ou dans la rue et, qu'en plus, leur propre pays donne le sentiment de protéger Israël lorsqu'il tape sur la Palestine, il n'y aura pas de solution nationale», se désole une ancienne responsable de SOS.
Petit à petit, les capteurs des anciens potes n'ont plus fonctionné. Une ex-responsable du mouvement se souvient qu'«il y a quinze ans, dans les journaux, les jeunes filles dans les quartiers se faisaient teindre en blond, achetaient des lentilles bleues et mettaient des adresses en dehors des quartiers sur leur CV . Autant de signaux qu'on n'a pas pris au sérieux, regrette-t-elle. Tous ces gens-là se retrouvaient hors-sol, hors du travail, hors du logement, hors de tout… Aujourd'hui, on voit des jeunes Françaises issues des quartiers rejoindre la Syrie».
Ces «ex» de SOS se repassent la bande de la montée de l'islam - et de ses formes les plus fondamentales : les années noires en Algérie et leurs conséquences en France, la droite et les réacs, comme Eric Zemmour, se faisant un malin plaisir à rendre l'«esprit de SOS Racisme» responsable du «communautarisme» en France. «Black-blanc-beur» à la place de «bleu blanc rouge» était, selon eux, la porte ouverte aux revendications de chaque communauté : la fin de la République. Pourtant, le mouvement a toujours - et encore - martelé les valeurs d'égalité et de laïcité dans l'espace public. Si bien que, comme toute la gauche, il s'est déchiré sur la question du voile.
«Logique victimaire autour de la question du foulard»
En 1989, lorsqu'à Creil (Oise) une élève refuse d'enlever son foulard avant d'aller en classe, Harlem Désir se prononce contre l'exclusion de la jeune fille. «Pour Harlem, le plus important était que ces filles restent dans l'école de la République et n'aillent pas dans des écoles communautaires, faisant le pari qu'elles l'enlèveraient d'elles-mêmes, explique Delphine Batho. Mais une faute a été commise à cette époque. On ne pouvait pas séparer l'antiracisme de la condition des femmes. C'était le signe de la montée du communautarisme.» Quelques années plus tard, SOS Racisme change de pied et se dit favorable à la loi interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires. «Mais nous avions déjà perdu une certaine autorité dans les milieux laïcs d'éducation populaire», constate Malek Boutih.
«Ce qu'on a surtout raté, observe Samuel Thomas, c'est le discours antimusulman qui commençait à prendre. Des forces rétrogrades, conservatrices en ont profité pour cloisonner la communauté musulmane dans certains quartiers, renforçant leur logique victimaire autour de la question du foulard. Or, dans le même temps, poursuit-il, nous avons été inaudibles dans la défense des musulmans qui étaient victimes de paroles et de mises à l'écart.» Peu de médias s'intéressent aux personnes virées parce qu'elles veulent faire le ramadan, et le décompte d'actes de vandalisme contre des mosquées devient banal… «Cette population a pu avoir le sentiment que les organisations antiracistes n'étaient pas en première ligne pour les défendre. Il aurait fallu être plus visible», affirme Samuel Thomas. Il fait aujourd'hui un mea culpa qui ne plairait pas à ses ex-potes : «On a trop contesté le fait que les associations religieuses puissent être des interlocutrices des élus, dit-il. Nous étions laïcs, mais surtout athées et de culture marxiste. Aujourd'hui, il faut s'en rapprocher et travailler à sortir [les jeunes] d'un isolement dans lequel se renforcent la concurrence victimaire et le communautarisme.» D'autres anciens de SOS pointent aussi le glissement sémantique de «l'Arabe» au «musulman» dans le langage courant. «Quand est-ce qu'on est passé d'une ethnie à une religion ? Je ne sais pas… s'interroge une ex-dirigeante. Mais en parlant de "musulmans", on ne leur a pas donné la possibilité de s'émanciper de leur religion alors que nous, on a eu le choix. Se foutre de la gueule des cathos et des laïcs, c'est dans l'ADN français, et on a cru qu'on pouvait faire pareil avec tout le monde. Or, parce qu'il y a eu la Shoah, on n'a pas fait pareil avec tout le monde, et le "deux poids, deux mesures" est né.»
«C’était déjà le message de SOS»
Depuis les années 90, à chaque fois qu’une partie des Français est redescendue dans la rue, on y a vu des petites mains jaunes : la victoire des Bleus en 1998 et leur équipe «black-blanc-beur» ; les manifestations anti-Le Pen de 2002 ; la mobilisation des jeunes contre le «contrat première embauche» en 2005. Mais quelques mois après ce grand mouvement étudiant et lycéen, la mort accidentelle de deux garçons coursés par la police à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) déclenchait une vague d’émeutes dans les banlieues françaises…
Les 10 et 11 janvier, avec les pancartes «Je suis Charlie», certains manifestants ont ressorti leur petite main jaune. Nouveau grand rendez-vous manqué ou l'heure de se réveiller ? «Il y a un nouveau mouvement dans la société, un pays qui dit qu'il veut se ressouder autour de ses valeurs et pas dans la haine, qui refuse la logique d'exclusion, veut croire Désir. C'était déjà le message de SOS, qui était centré sur les valeurs et appelait à une insurrection citoyenne. Trente ans plus tard, nous en sommes toujours là.»