Les devoirs terminés, des collégiens s'attardent dans le hall du centre socioculturel de l'Esplanade, quartier de grands ensembles de l'Est strasbourgeois. A côté d'eux, un homme attend, petit cartable à ses pieds. Il est inspecteur de l'Education nationale et vient pour la réunion publique sur le thème de l'éducation. C'est la première des «conférences citoyennes» lancées par le maire (PS) Roland Ries au lendemain de la mobilisation du 11 janvier. Cinq autres suivront, sur la culture, l'emploi, la laïcité… L'opération s'étale sur un mois, histoire de «ne pas s'enliser», ni «se répéter», précise Ries. «Il s'agit de tirer les leçons de ce qui s'est passé et d'utiliser cette matière première pour nos politiques publiques, de réorienter nos objectifs, mettre en œuvre des idées nouvelles». L'invitation lancée aux citoyens tient en deux mots : «Ouvrons-la !» Vendredi, ceux qui sont venus l'ouvrir sont ceux qui savent déjà l'ouvrir. Militants associatifs, bénévoles, universitaires : des gens engagés, plutôt de gauche, plutôt poivre et sel. Deux dames bavardent, disent leur embarras, expliquent avoir «certainement des torts», comme «tous les acteurs de terrain». Elles sont tiraillées. «On est encore dans l'émotion et l'émotion empêche de penser. Il ne faut pas agir à la hâte. Mais il faut faire quelque chose, il y a urgence.»
«Insultes». Une pédiatre commence : «On doit profiter de cette faille de civilité pour créer des espaces où les jeunes pourraient venir jeter leurs slogans et insultes. Toute cette haine et cette rage peuvent redescendre si elles sont exprimées.» Elle propose de délaisser la forme, pour «entrer dans la signification des termes». Analyser les mots violents pour ensuite, «par analogie, interroger le rapport à soi et à l'autre». Certains lèvent un sourcil perplexe, beaucoup hochent la tête. Dans les rangs, on ironise sur l'affaire de l'écolier de 8 ans entendu par la police. Et sur Najat Vallaud-Belkacem, qui a qualifié d'«insupportables» certaines questions d'élèves sur la minute de silence. «Je vois difficilement comment un jeune peut entendre ce qu'on lui dit tant qu'on ne l'écoute pas. La morale injonctive, ça ne marche pas !», martèle Claude, membre des Francas, une association d'éducation populaire. «Et on doit tout entendre, y compris ce qui ne nous fait pas plaisir». Applaudissements nourris. «Il faut le faire avec des gamins qui en ont vraiment besoin, pas avec ceux pour lesquels ça marche et qui nous donne un sentiment de satisfaction». Une jeune femme se lance dans un plaidoyer pour l'éducation populaire : «L'école et la méritocratie sont des mensonges d'Etat pour les jeunes des quartiers sans emploi. Il faut agir pour de vrai, apprendre à débattre, éduquer aux médias et sortir des postures éducatives.» On réclame plus d'éducation civique, de l'histoire des religions et des programmes d'histoire dans lesquels les enfants d'immigrés se reconnaîtraient.
Vice-président de l'université, Mathieu Schneider dit «battre sa coulpe». «On débat trop souvent entre nous, en cercle clos. Nous allons mettre nos chercheurs, nos savoirs, au service des associations.»
Stages. Des associations «qui s'en prennent plein la gueule et sont en train de crever, faute de financement !», s'insurge Haydar Kaybaki, éducateur spécialisé et militant de l'Astu (Actions citoyennes interculturelles). Il proposerait bien des stages aux futurs profs «pour qu'ils n'arrivent plus devant leur classe terrifiés, comme s'ils allaient être mangés par le jeune de banlieue».
Abel-Abdallah, lui, «fabrique des définitions». Ce commerçant interroge sa fille de 6 ans sur le sens des mots : «liberté», «laïcité»… Mais il s'est aperçu que les enfants avec lesquels il fait de l'aide aux devoirs sont moins loquaces. «Pour l'instant, on est trois, ma fille, sa maman et moi. On cherche des volontaires pour fabriquer des définitions avec nous». Une petite dame au caractère bien trempé s'émeut de «l'effondrement de langage». «Quand on écoute les jeunes, on ne comprend même pas ce qu'ils disent !» Elle propose, avec son association Espace dialogue, de «faire aimer la langue partout où on voudra bien nous recevoir».
Un autre propose une initiation pratique à la politique : «ils réfléchissent, débattent et prennent des décisions qui changent leur environnement. Aujourd'hui, trop souvent, ils élisent un délégué qui aura le droit d'effacer le tableau et choisir la couleur des poubelles.» Son garçon lui a demandé qui décidait de la date des vacances. «Le ministre», a-t-il répondu. Le fils : «c'est un adulte ou un enfant ?» La salle sourit. Un quinqua enchaîne : de sa scolarité il se souvient surtout qu'interne, il «surveillait un dortoir de plus jeunes». «Quel pouvoir d'agir laissons-nous à nos jeunes ?» La réunion s'achève, on échange les contacts. Le papa des cours du soir a pris le numéro de portable du vice-président de l'université.
Photos Pascal Bastien