Menu
Libération

La réforme Taubira perdue dans les sables ?

Le projet de refonte de l’ordonnance de 1945 n’apparaît plus au calendrier.
Un chantier de réparation pénale pour mineurs à Saint-Philibert-sur-Orne en octobre 2014. (Photo Christophe Halais)
publié le 1er février 2015 à 18h56

Christiane Taubira a opté pour une stratégie simple. Tant que personne ne lui annonce officiellement l'abandon de la réforme de la justice des mineurs, la garde des Sceaux fait comme si elle ne se doutait de rien. «Moi, je ne comprends que ce qu'on me dit.» Ce lundi, elle a ainsi convié, à la maison de la Mutualité, des professionnels et des chercheurs à une «grande journée de prospective et de débats scientifiques» pour célébrer les 70 ans de l'ordonnance de 1945, qui régit la justice des mineurs. Et, depuis début janvier, la ministre de la Justice a commencé à auditionner les syndicats et les associations professionnelles sur le projet de réforme de cette même ordonnance. Un petit passage en force : ce texte n'a jamais été soumis aux arbitrages interministériels.

Il prévoit de supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs, créés par Nicolas Sarkozy pour rapprocher la justice des enfants de celle des adultes. Il souhaite également instaurer une «césure» dans le procès pénal. Un jeune délinquant passerait très vite devant un magistrat qui acterait sa culpabilité, manière de lui prouver qu’un acte ne peut rester impuni. Mais la définition de la sanction, elle, interviendrait plus tard, en fonction du profil de l’enfant et de son évolution.

Sensible. Le texte est plutôt bien perçu par les professionnels - même si le Syndicat de la magistrature (gauche) le trouve trop timide, regrettant notamment qu'il ne revienne pas sur la «présentation immédiate» (procédure d'urgence comparable à la comparution immédiate des adultes) ni ne réduise les occasions d'enfermer un mineur.

Texte politiquement sensible, l'ordonnance du 2 février est née à la fin de la guerre, dans un contexte de grande violence. Les enfants avaient vécu le conflit, l'Occupation et le rationnement, ils avaient parfois été privés de leur père. L'idée phare de ce texte est résumée par cette phrase, répétée aujourd'hui à l'envi par la gauche humaniste : «La France n'est pas assez riche d'enfants pour qu'elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains.»

L’ordonnance de 1945 privilégie l’éducatif sur la répression et pose le principe de la spécialisation de la justice des mineurs : ceux-ci ne doivent pas être jugés par les mêmes magistrats que leurs aînés. Ce texte sera précurseur et très vite imité dans les pays européens.

«Surveillance». Si l'ordonnance ne bouleverse pas immédiatement le système judiciaire français - les dernières colonies pénitentiaires seront fermées dans les années 70 -, au fil des décennies, notamment à partir de ces années-là, la veine éducative de la justice des mineurs va s'affirmer. Travaux d'intérêt général en 1983, fin de la détention provisoire pour les mineurs de 13 ans en 1997, réparation pénale en 1993 (lire ci-contre)… Jusque dans les années 2000, lorsque la figure du mineur délinquant devient l'un des épouvantails de la droite. Les centres éducatifs fermés ouvrent en 2003, les premiers établissements pour mineurs en 2007, les tribunaux correctionnels sont créés en 2011. Quand la gauche arrive au pouvoir en 2012, elle s'engage à refondre l'ordonnance de 1945 pour redonner une cohérence à un texte qui a subi 37 modifications depuis son origine.

Manuel Valls avait promis que la réforme de la justice des mineurs serait discutée avant l'été 2015. Elle n'apparaît désormais plus dans les calendriers parlementaires. «Non seulement la justice des enfants est un symbole qui peut être instrumentalisé par la droite, mais même les socialistes ont peur de passer pour des laxistes : on a bien vu comme ils avaient tendance à remplacer les mots de "suivi" et "d'accompagnement" par des discours sur le "contrôle" et la "surveillance" lors du débat sur la réforme pénale cet été», analyse Laurence Blisson, du Syndicat de la magistrature.

Face à quelques journalistes, après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, Christiane Taubira reconnaissait qu'elle n'avait aucune assurance de la part du Premier ministre sur sa réforme. A la remarque «vous ne semblez pas optimiste», la ministre de la Justice répond : «Je suis lucide.»