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Libération

Le temps des partis d’opinion

publié le 4 février 2015 à 18h36

Le premier tour de l’élection législative partielle du Doubs peut se lire de plusieurs manières : succès manifeste pour le Front national, sauvetage in extremis pour le Parti socialiste, déconfiture pour l’UMP, marginalité confirmée pour l’extrême gauche, poids prédominant de l’abstention. Il y a cependant une autre façon de l’interpréter, celle de la crise croissante des partis traditionnels et de l’ascension rapide et inquiétante des partis d’opinion. En France, c’est l’évidence. Le Parti communiste, jadis la structure politique la plus puissante, la mieux enracinée, la plus enveloppante de ce pays, n’est plus que l’ombre sépia de ce qu’elle fut. Le Parti socialiste, rénové par François Mitterrand, n’est plus qu’un squelette d’appareil aux querelles byzantines, délaissé par ses propres militants. Les rares centristes se serrent en désordre autour de la nostalgie qu’ils inspirent aux modérés. L’UMP qui, sous ses formes successives, se voulut si souvent un parti de masse discipliné, est devenu une formation de militants convulsifs et sans cesse déchirée. Les quatre familles politiques qui ont dominé la France depuis la Libération sont toutes atteintes de pathologies graves.

En revanche, les partis d’opinion, mal encadrés, mal structurés, idéologiquement ambigus et fragiles, poussés par les vents de la colère, marquent des points tour à tour. Jean-Luc Mélenchon a su ainsi s’affirmer, dans l’ivresse extatique de son éloquence, comme celui qui porte le bruit et la fureur. Les écologistes, ce groupe de pression activiste, chevauchent le refus d’un mode de vie industrialiste, consumériste et égoïste. Par-dessus tout, le FN triomphe et tire les marrons du feu en agitant avec méthode les thèmes les plus démagogiques et les plus xénophobes. Tous ces partis ont en commun les nuances infinies d’un populisme exaspéré par la violence et par la durée de la crise, ce qui les conduit d’ailleurs à d’étranges rocades idéologiques. L’extrême droite affiche un programme économique d’extrême gauche, l’extrême gauche applaudit l’alliance de Syriza et d’un parti nationaliste antisémite et admiratif de Poutine.

Ce qui progresse en France explose littéralement dans d’autres pays du Vieux Continent. Les européennes avaient vu les formations populistes d’extrême droite effectuer des percées impressionnantes dans la moitié des Etats de l’Union. L’Allemagne, si vigilante à l’égard des extrémismes, et pour cause, vient de vivre l’ascension de Pegida avant ses récentes dissensions internes. L’Italie a subi les provocations populaires et les gesticulations idéologiques déstructurées de Beppe Grillo. Grand succès électoral avant quelques signes de déclin. L’Espagne est bouleversée par Podemos et son mouvement protestataire néo-chaviste. La Grande-Bretagne enregistre les pas en avant dans des bottes de sept lieues de Nigel Farage, le démagogue nationaliste. La Grèce, enfin, connaît avec la victoire de Syriza le triomphe d’une rébellion populaire contre l’extrême austérité, menée par un leader charismatique, Aléxis Tsípras.

Justement : Aléxis Tsípras, Nigel Farage, Pablo Iglesias, Beppe Grillo, Lutz Bachmann (Pegida), Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, les partis d’opinion ont besoin pour progresser de la rencontre entre la crise, la colère et un leader charismatique, démagogue aussi longtemps en tout cas qu’il est dans l’opposition. Il peut être d’extrême gauche (Tsípras, Iglesias), d’extrême droite (Farage, Bachmann, Le Pen) ou d’extrême rien (Grillo), mais il faut une figure qui enflamme, emporte et incarne. Il faut aussi, c’est le propre des populismes, y compris chez les intellectuels, un sentiment violent de rejet des partis traditionnels : cela s’appelle, dans la bouche de Marine Le Pen, la guerre contre le «système» et dans celle de Jean-Luc Mélenchon, la satanisation de «la secte», dans un mélange commun de conspirationnisme et de populisme.

On en retrouve les mêmes éléments partout où progressent ces partis d’opinion qui cristallisent soudain, avancent à grandes enjambées pour parfois vaciller aussi vite. Ils s’alimentent bien entendu, ils ont besoin de la corruption, hier socialiste, aujourd’hui UMP, de l’inefficacité des thérapeutiques économiques de l’alternance, des lenteurs et des lourdeurs de l’Europe, du dessèchement des formations traditionnelles. Celles-ci comprennent tard les effets de la domination des militants sur les électeurs, donc des idéologies simplistes et des programmes rêveurs sur les aspirations beaucoup plus réalistes des citoyens. Ils sous-estiment la concurrence sauvage que leur imposent réseaux sociaux et information continue. Les partis d’opinion, violemment irrationnels, brusquement populaires, souvent menaçants, sont certes servis par les circonstances mais aussi par la sénescence des partis traditionnels.