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Libération
TRIBUNE

La lutte des classes au pays des fées

(Dessin Rémi Malingrëy)
par Robert McLiam Wilson, (Ecrivain)
publié le 19 février 2015 à 19h16

Laissez-moi vous raconter une histoire. Une jolie petite histoire.

Une vilaine dame blonde en bleu vient de remporter 48% d’un trésor très précieux dans une contrée magique nommée le Doubs. Le brave et beau chevalier censé la combattre et la tenir en échec était coincé à Lille (où il pensait que les prostituées se prostituaient pour le seul bonheur de faire sa connaissance). Hélas, le type a passé trop de temps dans les donjons obscurs du FMI, ça l’a rendu un peu con.

Et maintenant, les gens sont tout tristes (sauf ceux qui ont voté pour elle), car la vilaine dame blonde en bleu pourrait bien devenir la reine du royaume et faire des trucs méchants à ses sujets les plus basanés.

C’est alors que survient un troubadour, un scribouilleur errant. Il arrive d’un étrange royaume qui a, lui aussi, connu sa vilaine dame blonde en bleu. Il y a très longtemps, elle a ruiné son pays. Il vient nous avertir du danger que représente la dame blonde (et peut-être le brave et beau chevalier). Mais les gens n’écoutent pas.

48%. Vous vous foutez de moi ? On se réveille, là. Qu’est-il arrivé à la politique française ? Est-ce qu’elle s’est cassée en tombant ? Est-ce que les vents solaires ont chamboulé ses radars ? Ou bien vous êtes adorables, vous essayez de me faire rire ?

Je ne connais pas Marine Le Pen, mais je parie qu’elle, ça va pas mal, là. Ça me renvoie direct à ma jeunesse, ça me rappelle le temps où le monde était jeune et joli, et Margaret Thatcher au pouvoir.

Les Britanniques sont gonflants avec leur trauma thatchérien, pas vrai ? C’est comme un conte de fées germanique avec une méchante sorcière qui aurait tué tous les gentils syndicats à coups de diaboliques sortilèges privatisateurs. Mais il y a du vrai dans ce mythe. Thatcher était exactement la saloperie sociopathe que ces rosbifs blessés décrivent.

Et, vous voulez savoir ce qu'elle était d'autre ? Un peu nulle, en fait. Ne le répétez pas, mais Margaret Thatcher n'était pas vraiment douée pour la politique. Une béotienne, pas fute-fute, mal conseillée et zéro instinct. Sa compréhension de l'économie n'excédait pas la gestion du stock de l'épicerie du coin. Elle avait tellement pas le sens du peuple qu'elle leva une armée d'indignés furax contre elle.

Alors, comment donc se faisait-elle réélire ? Elle n’avait pas d’opposition. Du tout.

Pendant quinze ans, le Parti travailliste n’est pas sorti du lit. Grosse déprime. Aujourd’hui, la politique française est à un tournant. Le genre qui réclame une gauche forte et sûre de sa place sur le tableau périodique des éléments politiques. Sans cette gauche confiante, le fossé se creuse, déstabilisateur, et le tableau penche catastrophiquement et peut-être définitivement. Que pensez-vous exactement qu’il soit arrivé au monde anglo-saxon à la fin des années 70 ?

La gauche française est une ligne de production autarcique de petits-bourgeois blancs bien éduqués mais sans expérience de la main-d'œuvre, ou des syndicats, ou de la vie de pauvres. Comme l'administration légendairement inefficace des romans russes du XIXe. Elle existe pour exister.

Alors, que font ces gens de leur temps ? Soyons honnêtes, ça s’étouffe pas vraiment avec la lutte contre le capitalisme ou la révolte des travailleurs. En gros, ça se consacre à la pratique d’un nouveau sport : la politique identitaire. Et pas par souci des minorités oppressées (qui ne sont pas franchement invitées à dîner). Nan, la partie marrante pour ces petits-bourgeois blancs, c’est quand ils peuvent traiter de racistes d’autres petits-bourgeois blancs. C’est là qu’on marque des points.

C’est le grand jeu des apparences. Parce qu’il est basé sur cette terrible peur : de quoi j’ai l’air ? Ce qui est bizarre. Parce qu’en son for intérieur chacun connaît exactement son score réactionnaire ou raciste. Au point près. Et quiconque doué de bonne foi ou d’intelligence se pose la question chaque jour. Moi, je me la pose.

En Grande-Bretagne, le mouvement que nous avons appelé «politiquement correct» a été l'une des plus grandes réussites sociales et politiques du XXe siècle. Absolument nécessaire, incroyablement rapide, ce détergent moral a nettoyé le discours collectif en une génération. Certaines choses sont devenues trop gênantes à dire (la gêne, c'est la mort pour les Anglais - l'équivalent de la naïveté pour vous). Et très vite même, trop gênantes pour seulement les penser. Autant dire qu'en cinq ans, le politiquement correct nous a civilisés.

Le relativisme culturel, de son côté, est le casse-tête de l'imbécile. Profondément condescendant : affaiblir nos attentes est une forme de racisme. Qui exclut toute réconciliation avec les principes fondamentaux d'une gauche digne de ce nom. Sommes-nous censés respecter des cultures et des pratiques ouvertement homophobes, misogynes, intolérantes ? C'est la quadrature du cercle et le ver dans la pomme d'un passe-temps idiot.

Le relativisme culturel identifie un autre et le rend plus autre encore. Soit l'exact opposé de ce qu'il prétend accomplir. Parler de communautés au pluriel revient à annoncer officiellement sa propre incurie. Une communauté, c'est un groupe de gens qui vivent au même endroit. Dans un pays, il y a une communauté.

Parmi les personnes pas très blanches ou n'appartenant pas à la classe moyenne que j'ai pu rencontrer en France, aucune ne rêvait de ce que la classe moyenne veut lui offrir.L'intégration suit généralement le même scénario : petit commerce, main-d'œuvre, syndicalisme, militantisme et excellence à l'école. C'est ce qui se passe depuis des siècles. Les populations marginalisées ne veulent pas que vous respectiez leur différence. Elles veulent avoir accès à tous les trucs cool qui vous sont acquis.

Pendant ce temps, la soi-disant gauche néglige tous ses autres électeurs et son plus grand devoir : la lutte pour le récit.

Parce que tout revient au récit. Si vous gagnez la guerre du storytelling, vous gagnez le passé et l'avenir. Et depuis trente ans, c'est la droite qui gagne.

L’austérité est une bonne idée ? Privatiser, saper les syndicats, ça marche ? Les réductions d’impôts rendent tout le monde plus riche ? Si nous ne combattons pas cette pensée magique, à quoi servons-nous ? C’est peut-être pour ça que vous avez cru que l’ex-patron du FMI pouvait être socialiste…

Ceci n’est pas un suicide culturel. C’est la longue défaite, la guerre qui n’a pas été livrée.

Mais la version la moins contestée, c'est celle qui convient à la nouvelle gauche super bourge : l'absurde fable selon laquellela politique de classes est morte. Non seulement elle n'est pas morte, mais il n'y en a pas d'autres. Si vous vous consacrez à autre chose, je vous suggère d'y trouver un autre nom : loisir, violon d'Ingres, activité temps calme.

Et la politique de classes anéantit instantanément la frivolité de l’obsession identitaire. La couleur compte moins que la classe. Tout de suite et pour toujours. Retirer la notion de classe de la pensée politique ne produit qu’un seul résultat : un bon gros gâteau pour la vilaine dame blonde en bleu.

J'ai été scandalisé par l'absence du FN lors de la grande marche pour Charlie à Paris. Et par la persistante fausse note de leur exclusion par l'establishment politique. Au contraire, Pierre. Ce qu'il faut faire, c'est inviter la vilaine dame blonde absolument partout. Après quoi, avec une patience infinie, et un certain luxe de détails, lui expliquer ce qui cloche chez elle.

Traduit de l'anglais par Myriam Anderson.

Illustration Rémi Malingrëy