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Libération
Récit

Loi Macron : les quatre jours qui ont fait basculer la majorité

Valls évite la censuredossier
Jusqu’au bout, l’exécutif a pensé réussir à faire passer le texte. Avant de se résoudre à dégainer le 49.3 et à tordre le bras aux députés. Retour sur les coulisses d’une décision lourde de sens.
Manuel Valls devant les députés mercredi, au lendemain du passage en force de la loi Macron par l’article 49.3 de la Constitution. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 20 février 2015 à 20h06

«On est à +4» - «Vous avez jusqu'à 16h15.» Mardi 17 février, Manuel Valls rempoche son téléphone portable. Depuis le salon Delacroix de l'Assemblée, le Premier ministre vient de prévenir François Hollande de l'infime majorité qui semble se dégager sur le projet de loi «pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques». Quatre petites voix d'avance, c'est trop risqué : le chef de l'Etat enjoint tout le monde de repartir à la chasse aux suffrages, espérant encore ne pas avoir à recourir à l'article 49.3 pour faire passer le texte sans vote. Manuel Valls devra pourtant s'y résoudre vingt minutes plus tard. Libération revient sur les quatre jours et quatre nuits qui ont fait basculer la loi Macron et entrer le quinquennat Hollande dans une nouvelle ère, celle de la «majorité incertaine».

Samedi, 1 heure

Tentative de deal à la buvette

Benoît Hamon, arrivé sur le tard dans les débats à l'Assemblée, fait une nouvelle proposition à Emmanuel Macron et trois des rapporteurs de la loi : inscrire dans le texte un plancher de rémunération à 1,2 fois le salaire pour tout salarié acceptant de travailler le dimanche. A la buvette des députés : un verre de blanc pour Hamon, une poire pour le ministre de l'Economie. «Vous avez la possibilité de rassembler au-delà des frondeurs et de colorer le texte», leur suggère l'ex-ministre. «Nous lui avons expliqué que la règle - pas d'ouverture dominicale sans accord entre partenaires sociaux - était plus puissante que son seuil», rétorque le rapporteur général Richard Ferrand. Qui rappelle à Hamon les amendements concédés en séance : 30% de salaire en plus pour les employés des grandes surfaces alimentaires le dimanche matin et intégration des jours fériés dans les 12 dimanches ouvrés.

L'ex-ministre de l'Education sent ses camarades prêts au compromis politique et Macron en passe d'accepter le deal. «J'entends. Je reviens vers toi», lui a dit le ministre, assure Hamon. «Aucun engagement n'a été pris, ni par le ministre, ni par moi», dément Ferrand. Cette nuit-là, Hamon campe encore sur l'abstention. En campagne dans sa circonscription des Yvelines le lendemain matin, Hamon surveille son portable. Pas de nouvelles. Son «intime conviction» : Valls a dit non. «Depuis le début, Manuel ne veut pas de deal, affirme un hamoniste. Pour lui sa gauche doit gagner sur la nôtre.»

10 heures

«Ploucs» contre «Frondeurs»

Dans l'Hémicycle, la députée des Pyrénées-Atlantiques Colette Capdevielle pousse un coup de gueule :«Aller au marché bio le dimanche, c'est tout à fait convenable, au musée c'est très bien, ouvrir les bibliothèques, c'est formidable mais ces ploucs de province, eux, ils vont dans les jardineries et ce ne serait pas bien ?» De son côté, le frondeur Laurent Baumel provoque Emmanuel Macron : «Vous avez l'occasion de faire un véritable geste politique avant mardi. […] Je vous suggère d'y réfléchir sérieusement». Le ministre ne supporte pas : «Je ne suis pas ouvert à des compromis de façade […] Ce n'est pas ainsi que je considère le dialogue politique.» Un socialiste, qui dit avoir alerté «depuis des semaines» sur le risque de crash, enfonce Macron : «Ce n'est pas de la vieille politique, c'est juste savoir compter.»

15h30

Valls et la «lumière» Macron

A Matignon, on est prêt à lâcher du lest. Un conseiller appelle le ministère des Transports et demande aux équipes d'Alain Vidalies de ressortir l'amendement imposant le Smic aux chauffeurs routiers étrangers. Embryon de lutte contre le dumping social, cette mesure a pourtant été repoussée tout l'hiver par Bercy mais, à quelques heures de la fin des débats, elle serait très utile pour prouver que ce texte est de gauche. Manuel Valls débarque alors dans l'Hémicycle. Certains y voient un soutien explicite au ministre de l'Economie et une manière de capter un peu de la lumière d'un Macron jugé «brillant» par la presse. D'autres interprètent au contraire cette apparition comme une façon de contrôler son ministre. «Il vient surveiller qu'il n'y aura pas de "bougé" sur le travail du dimanche», estime un député PS.

19 heures

Paris se rebiffe

Dans un communiqué, la maire de la capitale, Anne Hidalgo, dénonce un «recul démocratique» sur les zones touristiques internationales (ZTI) alors qu'elle pensait avoir un accord avec Macron et Hollande. Nouveau niet de Matignon. «Cela donnait une porte de sortie honorable à tout le monde, assure le premier adjoint d'Hidalgo, Bruno Julliard. Si Macron gère les négociations avec les syndicats comme il a géré ses relations avec la maire de Paris, je ne donne pas cher du nombre de magasins qui vont ouvrir le dimanche à Paris.»

Dimanche, 6 heures

Les «illusions» de Macron

Après 111 heures en séance, l'Assemblée vit ses derniers accrochages. Le frondeur Christian Paul accuse le gouvernement de verser dans le dumping social. «Dans des déclarations du Premier ministre lors d'un voyage en Chine récent, on a pu avoir le sentiment qu'il y avait une sorte de compétition entre la France et l'Allemagne, pour savoir qui protégeait le moins ses salariés», balance le député de la Nièvre. Macron dénonce des «propos insidieux et profondément déplaisants» qui «cherchent à installer l'idée que ce gouvernement détricoterait les droits sociaux». Les deux hommes n'en sont pas à leur premier clash, Paul s'étant déjà agacé des «certitudes verticales» de Macron. La nuit se termine, le jeune ministre conclut : «Je voudrais vous remercier de ce compagnonnage. Peut-être a-t-on parfois des illusions. Quant à moi, j'en ai toujours, et c'est ce qui m'empêche de me faire au cynisme». Exténués, les protagonistes rentrent chez eux.

18h30

Hamon fait monter la pression

Invité de RTL, l'ancien ministre répète qu'il «ne voter[a] pas la loi Macron» et critique le patron du PS, Jean-Christophe Cambadelis : «Il n'a trahi personne, mais il aurait pu être utile à nous rassembler.» Pour les proches du Premier ministre et du premier secrétaire, c'est clair : «Hamon se fiche de la loi Macron, il joue le congrès.» Un proche de Hamon s'agace : «Vous croyez que tous les Français qui m'ont écrit ces dernières semaines en ont quelque chose à faire du congrès ?» avant de sortir des dizaines de mails d'électeurs disant leur déception de voir les socialistes toucher au travail du dimanche.

Lundi, 8 heures

Bataille sur les ondes

Benoît Hamon et Manuel Valls se font face sur France Inter et RTL. «Convictions» contre «postures», se renvoient-ils. Le Premier ministre «ne peut pas imaginer» qu'un ancien membre de son gouvernement puisse le défier. «Je ne suis pas là pour menacer, mais pour rappeler que les Français nous regardent», tonne-t-il. A l'Elysée, les conseillers aux élus et aux parlementaires, Vincent Feltesse et Bernard Rullier, prennent le pouls des abstentionnistes. Idem à Matignon.

Midi

Comptages à tous les étages

Dans tous les bureaux de la majorité, un petit vent de panique commence à souffler au vu des pointages de votes. Un témoin : «Là, c'est le vrai basculement. Les contre sont dix de plus.» Evalués autour de 15 jusqu'à dimanche, ils explosent à 25. «On comprend que les proches de Hamon se sont raidis mais aussi les "hors radar", ceux qu'on n'avait pas vu venir, qui n'avaient jamais parlé», de s'opposer à la loi, explique un député.

13 heures

Déjeuner en confiance.

Si Emmanuel Macron se ronge les sangs - il a même demandé au président de l'Assemblée, Claude Bartolone, de descendre de son perchoir pour prendre part au vote - la sérénité règne encore dans les autres ministères. Aguerrie, la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, laisse son collègue pointer les votes à Bercy : «Etre ministre, c'est aussi ça, s'angoisser sur le vote d'une loi.» Depuis le début, le cabinet Macron a voulu jouer solo. «Ils ont répondu à tout le monde "c'est bon, on se débrouille"», lâche un conseiller ministériel.

17 heures

Macron et les faux listings

Dans les bureaux du groupe PS de l’Assemblée, le ministre de l’Economie entreprend d’éplucher lui-même la liste des 577 députés pour faire le point. Le hic : Macron ne travaille pas sur un listing à jour, s’enquérant du vote de députés qui ne siègent plus. Autour de lui, tout ce que la majorité compte de chefs à plumes et une armada de conseillers parlementaires : d’Yves Colmou, le bras droit de Manuel Valls à Christophe Borgel, lieutenant du premier secrétaire du PS. A ce stade, il manque quatre voix pour que le texte passe : parmi les socialistes, on dénombre 25 contre, 20 abstentions et quatre députés refusent catégoriquement de donner leur position.

18 heures

Thévenoud le sauveur

Signe que la campagne de conviction patine, la direction du groupe socialiste se souvient de l’existence de… Thomas Thévenoud. Et harcèle sur son portable le député, exclu du PS depuis septembre, pour récupérer sa voix. Pas question pour l’éphémère secrétaire d’Etat de faire ce plaisir au patron des députés PS, Bruno Le Roux.

Thévenoud décidera mardi matin de confier son vote à Richard Ferrand, son voisin d'Hémicycle. Au même moment, le collectif «Vive la gauche», principal repaire de frondeurs, se réunit, étonné de la manche qu'il semble en mesure de remporter sur le Premier ministre. Le gouvernement «commence à négocier lundi soir quand c'est panique à bord mais lundi soir c'est trop tard", objecte un député tangent.

Mardi, 8 heures

La fausse rumeur Montebourg

Divine surprise pour le ministre de l'Economie. Dans un écho de presse, son prédécesseur à Bercy, Arnaud Montebourg, appelle à voter sa loi. Hamon n'en croit pas ses yeux et textote à son compère exilé aux Etats-Unis. Le tout nouveau prof de Princeton s'étonne avant de démentir sur Twitter : «Cette #LoiMacron c'est assurément pas la mienne.»

11 heures

Hamon provoque, Valls dramatise

Après avoir briefé les chefs de la majorité autour d'un café à Matignon, le Premier ministre débarque salle Victor-Hugo, à l'Assemblée, flanqué du ministre de l'Economie. Après un tunnel d'interventions pro-Macron Hamon réexplique son vote contre et fait sortir le chef du gouvernement de ses gonds. «Valls a eu un sourire carnassier qui disait: "Je vais le bouffer"», rapporte un participant. Le Premier ministre monte sur le ring. «A l'heure où je vous parle, le texte ne passe pas. En conscience, que chacun se reprenne et se rappelle que nous gouvernons la France», s'époumone Valls. «Je me demande pourquoi il hurle toujours comme ça», s'interroge un député.

Sorti pour un plateau-télé, Christian Paul reçoit un SMS de l'intérieur de la salle : «Encore une heure de plus et je vote contre.» De retour d'une manifestation des auto-écoles contre la loi Macron, le député UMP Jean-Frédéric Poisson croise dans la rue Pascal Cherki, adversaire socialiste du texte. «Ils n'ont pas la majo», lui glisse le député de l'aile gauche. «Tu rigoles ?»

11h30

L’opposition serre les boulons

A l'UMP et à l'UDI, qui tiennent leur réunion de groupe au même moment, la rumeur d'une sortie de route de la loi Macron se répand. Les centristes qui ont pourtant obtenu des concessions du ministre de l'Economie se raidissent contre le texte. Certains passent de l'abstention bienveillante au vote contre. Le patron de l'UDI, Jean-Christophe Lagarde, prévient : «Nous sommes en train de tomber dans un piège. C'est notre abstention qui peut faire passer la loi.» A six semaines des départementales, mieux vaut ne pas apparaître comme la force d'appoint du PS. Même mise en garde à l'UMP. «Ça ferait désordre que le texte passe avec nos voix», insiste Jean-Frédéric Poisson.

Midi

Hollande se lance

Après l'hommage de la Nation au lendemain de la profanation du cimetière de Sarre-Union (Bas-Rhin), Hollande rentre fissa à Paris : il vient de convoquer un Conseil des ministres extraordinaire, prélude obligatoire à tout usage de l'article 49.3. Pendant la cérémonie, «il était ému mais semblait tranquille», se souvient un témoin. La loi Macron «est un texte qui fait bouger les lignes donc dès le départ on savait que ce serait difficile», minimise l'entourage du Président. A tel point que Manuel Valls a envisagé l'utilisation de cet outil de dissuasion avant les vacances de Noël.

13h30

Ministres privés de dessert

Rue de Grenelle, le ministre du Travail, François Rebsamen, déjeune avec des journalistes quand un conseiller lui demande de filer sur le champ à l’Elysée. Pendant que les berlines se garent dans la cour présidentielle, un invité incongru patiente dans les antichambres pour un rendez-vous : Jean-Luc Mélenchon.

14 heures

Hollande laisse planer le 49.3

«Sachez que nous ne prendrons aucun risque. Il y a encore une petite possibilité de ne pas utiliser le 49-3», déclare le Président à ses ministres. A cette heure, «ni on se marre ni on pleure», raconte l'un d'eux. Macron, lui, croit qu'un vote peut encore se tenter. «Jusqu'au bout le ministre veut continuer à convaincre», raconte son entourage.

15 heures

Des questions, mais pas de réponse

Dans l'Hémicycle, l'exécutif flotte toujours. «Si chacun se ressaisit […] ce texte peut passer dans cet hémicycle. Si ce n'est pas le cas, j'assumerais toutes mes responsabilités», temporise Valls. Le Guen et Macron lancent une dernière rafale de SMS aux hésitants. A l'Elysée aussi. «On est des gens volontaristes donc on est allé jusqu'au bout du travail de conviction», rapporte un conseiller du Président.

16 heures

Retour au salon Delacroix

A la sortie des questions au gouvernement, Valls informe Bartolone qu'il engage la responsabilité de son gouvernement puis téléphone à Hollande. L'ultime comptage leur donne quatre voix d'avance. «On est dans la marge d'erreur. C'est quatre mecs qui se trompent de bouton ou qui n'ont pas réussi à garer leur bagnole à temps», analyse a posteriori Carlos Da Silva député proche du Premier ministre. Et Valls ne peut ni ne veut devoir l'adoption de la loi à quelques députés de la droite et du centre.

16h25

Valls actionne le 49.3

A l'heure où le vote était programme sur la loi Macron, Manuel Valls remonte à la tribune : «Une majorité existe vraisemblablement sur ce texte, mais elle est incertaine. Je ne prendrai pas la responsabilité du risque d'un rejet d'un tel projet. J'engage donc la responsabilité du gouvernement.»