Guy Mollet avait lancé un jour la fameuse formule :«La droite française est la plus bête du monde.» On peut aujourd'hui appliquer, sans hésiter, la même sentence à la gauche française. Celle-ci s'emploie, en effet, avec une activité prodigieuse et avec une irresponsabilité confondante à précipiter sa perte. Même s'il s'éclaircit légèrement, le décor économique et social français reste foncièrement anxiogène. Après la réaction civique du mois de janvier, le climat est redevenu aussi morne et aussi dépressif qu'auparavant, ou presque. Cela place la majorité parlementaire en grande difficulté et handicape terriblement le gouvernement et le président de la République. Même si ce dernier bénéficie désormais d'une certaine considération et si le Premier ministre reste populaire, la gauche est condamnée à perdre sans rémission possible les élections départementales dès ce mois-ci, puis les élections régionales en décembre. Sauf redressement économique vigoureux et rapide, l'élection présidentielle de 2017 s'annonce plus qu'ardue. Il y a deux ans, la gauche avait tout gagné : élection présidentielle, élections législatives, Sénat, élections régionales, cantonales et municipales. C'était le grand chelem. En 2015, elle est en train de tout perdre, et elle en est largement responsable. La gauche française contribue de son mieux à sa propre débâcle.
Elle apparaît aujourd’hui scindée en trois : une gauche de rupture, rêveuse, protestataire et souvent populiste qui va des trotskistes aux communistes, aux mélenchonistes et à une fraction des écologistes. Cette gauche-là, d’Olivier Besancenot à Cécile Duflot, campe dans l’opposition. Le 22 mars, au premier tour des élections départementales, elle présentera des candidats sans espoir dont le principal rôle sera d’empêcher nombre de candidats socialistes ou radicaux de gauche de se qualifier pour le second tour, laissant ainsi l’UMP-UDI et le Front national se disputer la victoire. Au centre gauche de l’éventail politique, le gros des élus socialistes et radicaux de gauche (80% des députés PS et apparentés), fidèles au gouvernement, malmenés par leur électorat, attaqués à la fois sur leur gauche et sur leur droite. Entre gauche de rupture et gauche gouvernementale, la troisième gauche, rassemblement hétéroclite de l’aile gauche exiguë du PS, des aubryxstes toujours entre mélancolie et rébellion et des fameux «frondeurs» qui font à eux seuls plus de bruit que tout le reste de l’Hémicycle et plus de mal que les oppositions d’extrême gauche et de droite conjuguées. Ils creusent activement la tombe de la majorité dont ils sont issus.
Si l’on en croit les sondages, les Français apprécient, en majorité, leur indépendance d’esprit et leur sens critique. Si l’on regarde les chiffres de plus près, on constate qu’ils plaisent essentiellement aux électeurs des oppositions et beaucoup moins à ceux de la majorité. Les supporteurs de la gauche réformiste sont, il est vrai, c’est très français, partagés entre la nostalgie d’une politique sociale généreuse et la nécessité d’une politique économique énergique mais exigeante. Les frondeurs et leurs alliés jouent habilement, pour certains cyniquement, de cette façon de voir double. Ils n’ont de cesse de critiquer aigrement, véhémentement, agressivement le gouvernement. Ils le font en public, ils le confient plus violemment encore sous le sceau d’un anonymat factice. Ils entretiennent, en permanence, un climat de scepticisme, de défiance, d’irrésolution, d’inquiétude qui handicape et déforme toute initiative de l’exécutif. Les plus pervers ne songent qu’au congrès de Poitiers en juin. Les plus sincères exigent un changement immédiat de politique économique. Quarante députés élus dans le sillage de la victoire de François Hollande prétendent, ainsi, imposer un changement de ligne à plus de cent soixante fidèles au gouvernement. Une minorité voudrait dicter sa loi à la majorité. C’est confondre 2015 et 1793, et c’est faire le travail de l’opposition. Plus tôt que de parler de frondeurs, on devrait dire «maîtres chanteurs».
S’ils poursuivent dans cette voie, comme tout l’annonce, Nicolas Sarkozy peut croire en ses chances et Marine Le Pen espérer en son destin. Depuis la Libération, la gauche n’a jamais abordé des élections aussi désunie qu’aujourd’hui. Elle n’a jamais été aussi potentiellement minoritaire dans l’électorat. Elle n’a jamais dû affronter une situation économique aussi difficile. Elle n’a jamais dû faire face, à côté de la droite en gants blancs d’Alain Juppé et de la droite en gants de boxe de Nicolas Sarkozy, à une extrême droite aussi puissante, aussi populaire, donc aussi redoutable que le Front national. Dans ces circonstances-là, fronder, c’est trahir puisque c’est entraver la dernière tentative de survie d’une majorité en charpie.