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Libération
TRIBUNE

Sommes-nous en guerre ?

Depuis les attentats de janvier, le vocabulaire militaire s’est invité dans le débat. Est-ce bien raisonnable ?
Soldats français à la gare de l'Est à Paris, le 9 mars 2015. (Photo : JACQUES DEMARTHON.AFP)
publié le 13 mars 2015 à 18h26

Avant, il y avait la guerre des prix ou des sexes, la guerre contre le chômage ou l'impolitesse. Avec Charlie et les attaques d'il y a deux mois, la métaphore est devenue réalité : les lieux des attentats sont décrits comme des scènes de guerre, les blessures à la kalachnikov ressemblent à celles d'un champ de bataille. «La guerre a été déclarée à la France», estime dès les jours suivants Nicolas Sarkozy. «Oui, la France est en guerre contre le terrorisme», proclame Manuel Valls à l'Assemblée nationale. Famas en bandoulière, les soldats de Vigipirate se déploient sur le sol français. Mais sommes-nous pour autant en guerre ? Et si oui contre qui ? Depuis deux mois, le mot interroge intellectuels, écrivains, simples citoyens.

Nuancé, l'historien Pierre-Jean Luizard, spécialiste du Moyen-Orient, inverse la proposition : c'est l'Etat islamique qui a déclaré la guerre à la France, remettant en cause son modèle républicain. «Sachant que nos gouvernements sont très sensibles aux émotions populaires, rien n'a été oublié : l'Etat islamique attaque les minorités religieuses, réduit en esclavage des femmes et des enfants, commet des massacres de masse, des décapitations médiatisées… Il a une bonne connaissance de nos pires phobies et de la façon dont nos sociétés fonctionnent», explique le chercheur dans Libération du 6 mars. Le retour du «choc des civilisations» ? Vision simpliste, selon le philosophe Yves-Charles Zarka (lire Libération du 24 février ). Aujourd'hui, l'ennemi fait fi des frontières. «L'opposition s'est internalisée, elle traverse tant les démocraties occidentales que les pays musulmans. La guerre nouvelle et irrégulière n'oppose pas des ennemis extérieurs appartenant à des camps ou des pays étrangers l'un à l'autre, plus ou moins lointains, et se considérant mutuellement comme le mal absolu, mais affecte et s'immisce à l'intérieur de chacun d'entre eux.»

Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly sont nés et ont grandi en France : un pays peut-il entrer en conflit contre l'un des siens ? C'est accorder une bien belle victoire à ces «pieds nickelés du jihadisme», avance l'écrivain et réalisateur Xabi Molia (lire Libération du 16 janvier ). «Le mot "guerre" raconte qu'il suffit d'une kalachnikov et d'une Clio pour transformer un pays en champ de bataille.» Repoussant symboliquement l'adversaire, le terme éviterait de penser, par exemple, que «ces tueurs grandirent parmi et avec nous». «Au fond, conclut Molia, elle est bien confortable, cette guerre qui les fait sortir du rang et les repousse au loin.» Mais des guerres, il y en aurait plein d'autres : symboliques, idéologiques, culturelles. C'est la thèse de Raphaël Glucksmann dans son livre Génération gueule de bois. Le danger ne serait pas tant l'islamisme que la montée du FN (lire ci-contre). Mais, en définitive, la plus insidieuse des batailles ne serait-elle pas logée dans nos cerveaux ? «Quand la peur s'installe en nous, écrit l'auteur suédois, Jonas Hassen Khemiri (lire Libération du 20 janvier ), nous commençons à craindre l'avenir et à regretter le passé.»