Professeur en sciences politiques à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense, Alain Garrigou revient sur ce que révèle l’utilisation massive de la notion de guerre.
«Dans le contexte actuel, il est important de distinguer "faire la guerre" et "être en guerre". La France, qui vient d'envoyer le porte-avions Charles-de-Gaulle dans le golfe Persique et qui a des soldats engagés sur différents théâtres d'opération, fait la guerre, mais nous, sur le territoire français, ne sommes pas en guerre. Le mot vient du germanique wer et non du latin bello ou du grec polemos. Selon Clausewitz, officier et grand théoricien prussien, il désigne un acte de violence destiné à "contraindre l'ennemi à exécuter sa volonté". Depuis, je ne vois pas de meilleure définition.
«Dans nos représentations traditionnelles, la guerre est liée à l'ordre westphalien, elle confronte différents Etats, et comporte des mœurs, des règles, comme la déclaration de guerre. Le duc de Wellington racontait qu'il aurait pu tuer Napoléon à Waterloo mais qu'"entre généraux on ne se tue pas". Aujourd'hui, toutes ces règles ont volé en éclat. La plupart des guerres sont asymétriques, avec des Etats face à des groupes qui naissent du démantèlement de la violence physique légitime. La nouveauté réside dans le côté "bricolé", au sens de Lévi-Strauss, qui fait que l'on emprunte ici et là ce qui est disponible. Prenons l'exemple de Boko Haram qui attaque aussi avec des moyens de guerre classique ou de l'Etat islamique qui utilise des équipements de l'armée irakienne. Ces groupes font une guerre de guérillas d'un côté ; ils utilisent des armes du terrorisme tout en usant de moyens que l'on pourrait appeler conventionnels. Cette multiplication des registres avait déjà été à l'œuvre pendant la guerre du Vietnam. Mais, aujourd'hui, les moyens sont décuplés, notamment avec les innovations technologiques et Internet, mis au service de stratégies de bric et de broc qui brouillent totalement les registres stratégiques habituels.
«En France, si nous ne sommes pas en guerre, nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler une zone grise entre guerre et paix. Le déploiement de 10 000 soldats sur le territoire français participe du fantasme guerrier. Cette présence militaire brouille aussi la distinction entre police et armée, et a des conséquences sur nos représentations.
«Les jihadistes européens, qui ne représentent pas grand-chose en nombre, se perçoivent et sont perçus comme des combattants, et même, pour les militaires, comme des ennemis de l’intérieur. Face au terrorisme, pour des raisons de sécurité, on exhibe nos forces armées, l’impression de sécurité contribue certes à la sécurité. Il y a un côté dissuasif. Mais cela participe aussi à la manipulation des émotions.
«Les policiers en civil ne rassurent pas car ils ne sont pas visibles, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont moins efficaces. La gestion des peurs a un aspect ambigu : pour assurer la sécurité, on prend aussi le risque de donner l’impression d’insécurité. L’effet pervers est d’entretenir la peur, il s’agit de trouver le bon dosage.
«Il y a dans les médias un problème d’usage des mots. Parler de guerre contre le terrorisme est un abus de langage. Oui, nous sommes en Vigipirate, mais cela n’a rien à voir avec la guerre. On est très vite dans la métaphore. Moi, par exemple, je dis pour m’amuser, que je suis en guerre contre la bêtise.
«J'ai fait une expérience en tapant "guerre" sur le moteur de recherche d'Amazon. Sur 60 000 livres disponibles, il y en avait 30 000 qui étaient censés concerner la guerre. A y regarder de plus près, on trouve tout et n'importe quoi : la Guerre des boutons, la "guerre des Œillets", la cyberguerre… De quoi parle-t-on ? Le mot est utilisé du point de vue de la rhétorique pour formuler des oxymores, comme par exemple "la guerre des idées" qui, par définition, n'est pas la guerre. Ce sont des formules suggestives, ce qui explique sans doute la prolifération des expressions. Pour des raisons de sensationnalisme, on a mis le mot à toutes les sauces.»