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Libération

Qu’est devenu l’avis d’artiste ?

Rares sont les chanteurs, acteurs ou humoristes à s’opposer frontalement au FN.
Le monde culturo-médiatique se pique de causes louables : Enfoirés, réchauffement climatique, Téléthon… (Photo Patrick Hertzog. AFP)
publié le 19 mars 2015 à 19h36

«L'endormissement généralisé» face à la montée du FN, dénoncé le 5 mars par Manuel Valls, touche-t-il aussi les artistes ? Une simple revue de presse montre qu'ils ne sont pas légion, les acteurs, chanteurs ou amuseurs publics, à s'insurger avec fracas. Comme s'il était plus facile de s'enflammer cathodiquement contre Nicolas Sarkozy que contre Marine Le Pen.

«C'est difficile d'en parler en public.» Voici ce qu'on entend dans la bouche d'agents ou d'attachés de presse, quand on réclame une réaction à ce sujet. Et ce, alors même que le monde culturo-médiatique se pique de causes louables : Enfoirés, réchauffement climatique, Téléthon… Mais ces combats-là sont tellement généraux qu'ils en deviennent hors sol. Et tout l'enjeu du Front national réside dans son attachement au terrain, à la «vraie» France, loin des élites.

«Conspuer». Que signifie cette tétanie ? Sans aucun doute est-elle le symbole d'une dépolitisation du monde des variétés. Elles semblent bien surannées les années 70 et 80, où Jean Ferrat, Guy Bedos et Coluche faisaient des sketchs ou des chansons qui avaient tout du slogan. Ou même l'après-21 avril 2002, quand Noir Désir sillonna la France, entonnant son fameux «FN souffrance, qu'on est bien en France». Ou encore Diam's et son Marine, en 2006.

Il y a bien sûr des exceptions. Comme le groupe de rock français Skip the Use, qui reprend sur scène le morceau Porcherie des punks Berurier Noir, datant des années 80, dont le refrain énervé est «La jeunesse emmerde le Front national». Mat Bastard, chanteur du groupe lillois : «On reprend cette chanson, d'une autre époque, pour informer que ce parti n'a pas changé, même masqué sous des faux discours ou la belle gueule de Marine. Notre idée n'est pas de conspuer ses électeurs, mais de susciter un débat.» Dans la foulée des européennes de 2014, Benjamin Biolay mettait en lignele Vol noir, inspiré du Chant des partisans de 1943. Il est à noter que Biolay comme Skip the Use se réfèrent à des hymnes anciens. Comme le symptôme mélodique que le FN est toujours le même, que son affrontement n'est pas inédit. Evidemment, on ne peut pas accuser l'ensemble du monde médiatico-culturel de collusion avec le FN. Alain Delon, Brigitte Bardot et l'éminent Jean Roucas sont parmi les seuls à afficher une sympathie pour le Front. Tant d'autres gardent leur dégoût en privé.

Vindicte. «Ils n'ont pas de couilles», dit, très cash, Yassine Belattar. L'humoriste de 32 ans a joué son spectacle Ingérable (actuellement au Théâtre de Dix Heures à Paris) dans des villes FN : «C'est méprisant d'exclure ces endroits-là. Plus on le fait, plus Le Pen monte. Alors, il faut y aller.» Il fustige ses collègues amuseurs ou rappeurs qui ne font rien : «Tout le monde a peur de casser l'ambiance, de paraître "pas sympa". On s'en fiche, "sympa" c'est pas un talent.»

La peur de déplaire compte, surtout auprès d'un grand public moins rétif aux thèses frontistes. Quant aux artistes plus «auteurs», souvent marqués à gauche, leurs saillies anti-Le Pen prêchent souvent des publics ou des lectorats de journaux déjà convaincus. C'est presque paradoxalement chez quelques artistes très populaires que sont nés des coups de gueule : Yannick Noah et son morceau Ma colère. Ou Patrick Bruel qui a affirmé sa volonté de ne pas jouer dans les villes tenues par le FN. La riposte a été immédiate. Sur Bruel, Jean-Marie Le Pen a commis un propos antisémite (le fameux «On en fera une fournée la prochaine fois»). La fachosphère a joué au caïd, lançant, comme à chaque intervention de célébrité, la vindicte à des artistes «parisiens, riches, déconnectés». Menaçant de délocaliser le Festival d'Avignon, Olivier Py, son directeur, avait écopé des mêmes critiques.

La délicatesse dans la lutte contre le FN est qu'elle est littéralement «culturelle», selon l'idée que la culture, c'est ce qui lie des individus entre eux. Et donc qui les distingue, Le Pen jouant de ces affrontements. Belattar se souvient de son spectacle, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) : «J'y suis allé pour me confronter, en tant que petit Parisien de gauche, aux gens qui vivent là, non pas pour leur donner la leçon, mais pour qu'ils nous renvoient, nous artistes, à nos manquements.»