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Libération
Reportage

«Marine Le Pen, au moins, elle, elle nous écoute»

Du Val-d’Oise à la Seine-Saint-Denis, détours dans les bureaux de vote déserts d’une banlieue désillusionnée, où les ouvriers et les chômeurs hésitent entre la gauche et l’extrême droite.
Saint-Denis, le dianche 22 mars 2015. (Photo Julien Mignot)
publié le 22 mars 2015 à 19h16

Le compteur de l'urne du bureau numéro 21 de Garges-lès-Gonesse ne fonctionne plus. Ce n'est pas très grave. Les électeurs se présentant dans cette patinoire très momentanément reconvertie en bureau de vote sont suffisamment peu nombreux pour être comptés à la main et l'un des assesseurs note toutes les heures sur un tableau veleda le nombre de votants. A 13 heures, cela faisait 122 personnes, soit moins de 10% de participation. Au bureau de vote numéro 16, juste à côté, on est à 11,53%. Un des assesseurs tente mollement de relativiser l'insuccès : «On n'est pas pire que d'habitude.» «Les gens ne comprennent pas trop ce qu'est cette élection, ça n'aide pas à se motiver», ajoute une de ses collègues.

«Vieux réflexe». A l'extérieur, à quelques dizaines de mètres, on se marche pourtant sur les pieds. Les gens ont du mal à se garer. Le dimanche, dans cette banlieue populaire du Val-d'Oise, dans le nord de la région parisienne, c'est jour de marché. Les gens sont de sortie, mais rares sont ceux qui votent. Lahcen, 41 ans, est de ceux-là. «Vieux réflexe de l'ouvrier de banlieue», dit-il. Il est postier. Sa femme n'a pas la nationalité française. Ses amis se désintéressent de la politique. «Les gens des quartiers s'en foutent du fait politique. Ils ont d'autres problèmes. Et n'ont pas été éduqués à la politique.» Il trouve qu'il faudrait rendre le vote obligatoire. Lahcen vote à gauche. Réflexe encore. Il dit partager de moins en moins de chose avec elle. Le mariage homo et l'impression que la gauche se cale dans la roue de la droite vis-à-vis des étrangers l'ont peu à peu éloigné de sa famille politique. Comme tous les gens que nous avons croisés ce dimanche, Lahcen ne connaissait pas les candidats pour lesquels il a voté. Cela ne le dérange pas.

Deux heures plus tôt, au bureau numéro 7 d'Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, les assesseurs ont également le temps de bien recompter les votants. A 11 heures, 81 électeurs s'étaient présentés sur les 1 286 inscrits. «Dont un jeune», tient à préciser une des assesseures. A Aubervilliers, grosse ville de 76 000 habitants dans la première couronne nord de Paris, seul un tiers des habitants est inscrit sur les listes électorales. Parce que la population est jeune, mobile et compte un fort taux de résidents étrangers qui n'ont pas le droit de vote. Et, sur ce tiers d'électeurs potentiels, en moyenne, moins d'un tiers use de son droit. Le déplacement au bureau de vote est donc ici un geste marginal.

Attablées au Triomphe, grand bar-restaurant du quartier des Quatre-Chemins, Nadia et Naïma, la cinquantaine éreintée, n'ont aucune intention d'aller voter. Elles racontent leur colère en touillant le fond de sucre dans leurs tasses de cafés vide. «Même les vrais Français ne veulent plus voter, alors nous…» Les «vrais Français», selon elles, ce sont ceux qui ne sont pas issus de l'immigration récente. Elles sont arrivées d'Algérie il y a quarante ans, à peine majeures, pour rejoindre leurs maris. La vie est passée. Elles ont acquis la nationalité française depuis longtemps. Leurs enfants sont tous français. Elles ont perdu leurs boulots et sont au RSA. Nadia a été licenciée des Galeries Lafayette il y a une dizaine d'années. Naïma ne trouve plus d'enfants à garder. Leurs enfants à elles, désormais majeurs, sont également au chômage. «Malgré les études», insistent-elles avec le sentiment de s'être fait rouler.

Elles en veulent aux immigrés récents, «tous ces sans-papiers». Elles désignent la rue du regard. «Les Algériens, les Egyptiens, les Sri-Lankais, eux, ils en ont du boulot. Ils ont des maisons, des voitures. Et nous, on n'a plus rien, que la misère.» Elles disent que François Hollande ne fait rien contre tout ça. Que tout le monde s'en fout. Avant, elles votaient. Mais elles ont arrêté. Elles retourneront aux urnes pour la prochaine présidentielle, armée d'un bulletin Marine Le Pen. Ce sera la première fois, mais elles n'ont pas peur. «Au moins, elle, elle nous écoute.»

«J'ai essayé la droite». A quelques mètres de Nadia et Naïma, il y a Jairo, 53 ans, qui se commande un café au comptoir. Il fait partie des rares personnes que l'on a vues sortir ce dimanche matin du bureau de vote du quartier des Quatre-Chemins. Gardien d'immeuble à la Courneuve, la commune voisine, il n'a jamais manqué un scrutin depuis qu'il a acquis la nationalité française.

Jairo est d'origine colombienne et dit que «la démocratie, c'est important». Longtemps il a voté socialiste. Mais a été déçu. «J'ai essayé la droite.» Finalement, Jairo a choisi «l'extrême». Ce dimanche, pour la deuxième fois de sa vie, dans le bureau de vote numéro 7 de son quartier, il a glissé un bulletin «Marine Le Pen» (il ne connaît pas le nom des candidats de son canton). Il qualifie ce choix de celui «de la clarté», et dit simplement : «Je prends le risque.» En touillant lui aussi son café, il explique avoir l'impression du devoir accompli. Dans l'immeuble où il travaille à La Courneuve, quasiment personne ne vote.