Longtemps peu soucieux de son implantation locale, le FN poursuit désormais une stratégie d'enracinement à marche forcée. Un processus qu'accompagnent des variations dans son discours et sa symbolique, en fonction des publics et des territoires. Professeur à l'université de Stanford, membre de l'Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean-Jaurès, Cécile Alduy s'est spécialisée dans l'analyse de la «langue» frontiste (1). Elle juge que le parti réussit à faire cohabiter des discours complémentaires, mais non contradictoires. Et que le FN est aujourd'hui seul à proposer un récit national «d'une telle force».
Dans quelle mesure le discours frontiste varie-t-il en fonction des territoires ?
Il faut d’abord différencier les personnalités frontistes qui s’expriment. En tant que présidente, Marine Le Pen utilise un vocabulaire et des thématiques différentes selon qu’elle s’adresse à un bassin ouvrier du Nord ou à un petit village du sud-est, avec ses communautés pied-noir et harki. D’autre part, le FN a vu émerger de nouveaux visages implantés localement : un Steeve Briois à Hénin incarne un Front adapté à son terreau; un Philippot parachuté à Forbach joue la carte du gaullisme en insérant la croix de Lorraine sur ses affiches; une Marion Maréchal-Le Pen dans le sud reprend le discours très droitier de son grand-père.
Quel est le contenu de chacun de ces discours ?
Dans le Nord et l’Est, les thématiques sont économiques et sociales; on insiste sur la menace du «mondialisme» par opposition au rempart national, avec un vocabulaire socialisant qui aurait pu être celui de Georges Marchais dans les années 1970. Il s’agit de jouer sur la mémoire historique de ces régions, ancrée dans le communisme et le socialisme. Le thème de l’immigration n’est cependant jamais loin. Dans le Sud-est, le discours reste influencé par le legs de la décolonisation, s’adressant en priorité à la boutique, aux petits commerçants, aux artisans, aux pieds-noirs et aux harkis. Le FN s’y oppose de façon frontale et prioritaire à l’immigration maghrébine, avec quelques nuances selon les villes ou les cantons.
Dans l’Ouest, enfin, on est sur un terrain plus réfractaire au FN, et qui n’a pas autant souffert de la mondialisation. Mais un sentiment de fragilité et de précarité est toutefois apparu récemment, avec l’idée que les problèmes des autres régions sonnent à la porte – par exemple que l’on va déplacer des populations immigrées de Seine-Saint-Denis vers Rennes ou Saint-Brieuc. Cette peur éclipse une réalité économique et sociale encore globalement positive.
Cette segmentation du discours est-elle propre au FN ?
Non, tous les partis le font. Mais c’est quelque chose de nouveau au Front national qui, historiquement, n’avait jamais misé un centime sur le niveau local. Pour des raisons de stratégie et d’ego, Jean-Marie Le Pen a toujours décimé quiconque essayait de monter dans le parti ou de se construire une assise locale. Le FN était pour lui une tribune visant à lancer des thématiques dans le débat public, pas à gagner des fiefs. Marine Le Pen a changé cette approche : elle souhaite construire une «machine de guerre» pour gagner le pouvoir par la base. Dimanche, le parti a réalisé ses meilleurs scores dans les villes qu’il a gagnées en 2014.
Ces différents discours sont-ils complémentaires ou contradictoires ?
Ils ne se contredisent pas, et c’est là un point fort de Marine Le Pen. Malgré leurs variations, ces discours sont enrobés dans le même cadre de référence, soit un nationalisme généralisé, une opposition entre «nationaux» et «mondialistes». L’utilisation d’expression telles que «Français de souche» ou «grand remplacement» par Marion Maréchal-Le Pen peut sembler contradictoire avec la ligne officielle du FN, qui dit ne pas distinguer les citoyens selon leur race ou leur religion. Marine Le Pen s’interdit de les utiliser au niveau national, ou ne le fait que par allusion. Elle tolère cependant que ses cadres le fassent dans leurs territoires, parce que c’est le langage que leurs électeurs utilisent. Dans le Sud, «grand remplacement» est une expression polie par rapport à ce qui se dit dans les cafés. Il y a donc deux stratégies rhétoriques.
«Enracinement» n’est-il pas le mot-clef de ce scrutin pour le FN ?
Faute de pouvoir encore se dire «premier parti de France», le FN met en avant l’implantation locale inédite que lui permet ce scrutin. Le terme «enracinement», qu’il utilise, peut être lu à plusieurs niveaux, entendu différemment selon le public. Il y a d’abord un niveau «neutre» d’analyse, le simple constat d’une meilleure présence au niveau local. Le deuxième niveau est celui des connotations de ce terme chez un parti qui vante les «racines millénaires» de la France. Cela fait aussi écho à cette «souche» dont seraient issus les vrais Français.
Que retenir du discours tenu par Marine Le Pen dimanche soir ?
A part ce terme d'«enracinement», c’était un discours assez pauvre en éléments forts. Marine Le Pen s’est abaissée à une polémique mesquine avec Manuel Valls en le prenant pour cible et en lui promettant une revanche. Il n’y avait pas de vision large de l’enjeu du scrutin. On est un peu retombé dans cette politique politicienne qui exaspère les Français en général, du type : «On a gagné, ils ont perdu».
Globalement, quelle image le FN cherche-t-il à donner de lui-même dans son discours récent ?
Le label «premier parti de France» a eu une vertu mobilisatrice au sein du FN. Il mettait en scène une nouveauté : celle qu’appartenir au Front national est une fierté qui peut s’assumer publiquement. Il s’agissait également d’imposer l’idée d’un rouleau compresseur, d’une marche inéluctable vers le pouvoir. C’est une idée importante, parce qu’elle fait coïncider le roman national et celui du FN. L’histoire récente du pays est présentée comme un déclin, et le FN comme le seul parti à pouvoir lui offrir une renaissance.
Ce «storytelling» à marche forcée essentialise le FN comme force en plein essor. Alors que l’étiquette de «premier parti de France» ne tenait qu’à un résultat ponctuel, enregistré un jour de mai 2014 avec une abstention à 60%. De ce sondage ponctuel, on fait une qualité essentielle. Reste qu’aucun autre parti que le FN ne propose un récit d’une telle force. Tous les imaginaires concurrents se sont effondrés avec les grandes idéologies du XXè siècle – du gaullisme au marxisme en passant par la social-démocratie.
(1) Dernier ouvrage : «Marine Le Pen prise aux mots», avec Stéphane Wahnich. Seuil 2015.