Menu
Libération
Interview

«Du Nord au Sud, un vocabulaire frontiste différent»

La chercheuse Cécile Alduy étudie la rhétorique du Front national :
publié le 24 mars 2015 à 20h06

Professeur à l’université de Stanford (Californie) et spécialiste de la langue frontiste (1), Cécile Alduy analyse le discours à géographie variable du parti d’extrême droite.

Dans quelle mesure le discours frontiste s’adapte-t-il à son terrain ?

Comme présidente, Marine Le Pen utilise un vocabulaire et des thèmes différents vis-à-vis d'un bassin ouvrier du Nord ou d'un village du Sud-Est avec ses communautés pied-noir et harkie. Par ailleurs, le FN a vu émerger de nouveaux visages implantés localement : Steeve Briois à Hénin-Beaumont [Pas-de-Calais, ndlr] incarne un Front adapté à son terreau ; Florian Philippot parachuté à Forbach [Moselle] joue la carte du gaullisme en insérant la croix de Lorraine sur ses affiches ; Marion Maréchal-Le Pen dans le Sud reprend le discours très droitier de son grand-père.

Quel est le contenu de ces discours ?

Dans le Nord et l’Est, les thématiques sont économiques et sociales ; on insiste sur la menace du «mondialisme» par opposition au rempart national, avec un vocabulaire socialisant qui aurait pu être celui de Georges Marchais. Il s’agit de jouer sur la mémoire historique de ces régions, ancrée dans le communisme et le socialisme. Le thème de l’immigration n’est cependant jamais loin. Dans le Sud-Est, le discours reste influencé par le legs de la décolonisation, s’adressant en priorité à la boutique, aux petits commerçants, aux artisans, aux pieds-noirs et aux harkis. Le FN s’y oppose de façon frontale et prioritaire à l’immigration maghrébine.

Dans l’Ouest, enfin, on est sur un terrain plus réfractaire au FN, et qui n’a pas autant souffert de la mondialisation. Mais un sentiment de fragilité et de précarité est apparu récemment, avec l’idée que les problèmes des autres régions sonnent à la porte - par exemple, que l’on va déplacer des populations immigrées de Seine-Saint-Denis vers Rennes ou Saint-Brieuc. Cette peur éclipse une réalité économique et sociale encore globalement positive.

Cette segmentation du discours est-elle propre au FN ?

Non, mais elle est relativement nouvelle. Historiquement, le FN n’avait jamais misé 1 centime sur le niveau local. Pour des raisons de stratégie et d’ego, Jean-Marie Le Pen a toujours décimé quiconque essayait de monter dans le parti ou de se construire une assise locale. Marine Le Pen a changé cette approche : elle souhaite construire une «machine de guerre» pour gagner le pouvoir par la base. Dimanche, le parti a réalisé ses meilleurs scores dans les villes qu’il a gagnées en 2014.

Ces différents discours sont-ils complémentaires ou contradictoires ?

Ils ne se contredisent pas, et c'est là un point fort de Marine Le Pen. Malgré leurs variations, ils sont enrobés dans le même cadre de référence : un nationalisme généralisé, une opposition entre «nationaux» et «mondialistes». L'utilisation d'expressions telles que «Français de souche» ou «grand remplacement» par Marion Maréchal-Le Pen peut sembler contraire à la ligne officielle du FN, qui dit ne pas distinguer les citoyens selon leur race. Marine Le Pen s'interdit de les utiliser au niveau national, ou ne le fait que par allusion. Elle tolère cependant que ses cadres le fassent dans leurs territoires, parce que c'est le langage que leurs électeurs utilisent. Dans le Sud, «grand remplacement» est une expression polie par rapport à ce qui se dit dans les cafés. Il y a donc deux stratégies rhétoriques.

Quelle image le Front national cherche-t-il à donner de lui-même dans son discours ?

Le label «premier parti de France» a eu une vertu mobilisatrice. Il disait qu'appartenir au Front national est une fierté qui peu s'assumer au grand jour. Il s'agissait également d'imposer l'idée d'un rouleau compresseur, d'une marche inéluctable vers le pouvoir. Idée importante, parce qu'elle fait coïncider le roman national et celui du FN. L'histoire récente du pays est présentée comme un déclin, et le Front national comme le seul parti à pouvoir lui offrir une renaissance. Ce storytelling à marche forcée immortalise le FN comme une force en plein essor, alors que l'étiquette de «premier parti de France» ne tenait qu'à un résultat ponctuel, enregistré un jour de mai 2014 avec une abstention à 60%. Reste qu'aucun autre parti que le FN ne propose un récit d'une telle force. Tous les imaginaires concurrents se sont effondrés avec les grandes idéologies du XXe siècle - du gaullisme au marxisme en passant par la social-démocratie.

(1) «Marine Le Pen prise aux mots», avec Stéphane Wahnich. Seuil, 2015.