Quand Manuel Valls a annoncé dans son discours de politique générale la suppression des conseils généraux (à partir de 2021), ce fut le tollé chez les élus et dans les campagnes où le conseiller général est parfois connu et reconnu. Cependant, les résultats du premier tour des élections départementales montrent que cet attachement au département n’a pas amené les électeurs à voter en masse pour élire ses représentants. Le taux d’abstention dans les cantons ruraux est comparable à celui des cantons urbains où le conseiller général est généralement inconnu. Il est vrai que cette fois l’abstention peut aussi s’expliquer par le fait que les électeurs ne savent pas clairement quel va être le champ de compétences des départements, mais le savaient-ils auparavant ?
Même si le taux d’abstention a été moins élevé que prévu (49,4%) au grand soulagement des socialistes, il n’en reste pas moins qu’un électeur sur deux ou presque n’a pas jugé utile d’aller voter, soit plus de 21 millions d’électeurs (alors que le FN comptabilise 5,1 millions de voix). Admettons que tous ne sont pas touchés par la pauvreté et le chômage et ne se sentent pas abandonnés par la République. Longtemps les abstentionnistes ont été qualifiés de «pêcheurs à la ligne» ; désormais on parle de «déçus de la politique» : droite ou gauche au pouvoir rien ne change, pourquoi donc aller voter ? Assurés de rester bien protégés par un Etat encore puissant et dans une démocratie solide, ils peuvent, sans risque et avec une certaine désinvolture, bouder les urnes, expression qui évoque le comportement de celui ou celle qui n’a pas ce qu’il veut quand il le veut. Faudrait-il une politique de droite réellement libérale avec la mise en place d’une politique sociale moins généreuse, à l’anglaise par exemple, pour que les électeurs fassent la différence et se mobilisent lors des élections ? Le désaveu de la gauche dans son ensemble (36% des voix) donnerait à le croire, car ce ne sont assurément pas les candidats du Front de gauche qui ont séduit les électeurs. Vilipender l’austérité socialiste pour mobiliser les électeurs ne convainc visiblement pas, et leur programme, qui ignore les réalités ou contraintes économiques de la mondialisation, est jugé, y compris par les électeurs de gauche, irréaliste.
A la désinvolture des abstentionnistes s’ajoute l’irresponsabilité égoïste des divisions de la gauche. L’annonce par les sondeurs d’un FN à 30% n’a nullement ramené à la raison ni les écologistes ni le Front de gauche trop préoccupés de se démarquer d’un gouvernement «socialiste libéral» honni, du moins jusqu’au soir du premier tour. Ainsi, la désunion à gauche et la bouderie des urnes expliquent la perte du département du Nord par les socialistes dès le premier tour. Il est vrai que les nombreuses défaites aux municipales de 2014 annonçaient celle du 21 mars 2015 et ce malgré la qualité du bilan de l’action municipale ou départementale comme à Roubaix ou Dunkerque. Dans le Pas-de-Calais, le résultat du canton de Lens est encore plus significatif du mépris des électeurs pour le travail accompli : près de 50% d’abstention, le FN à 43% et le PS à 26% malgré le Louvre-Lens, au succès indéniable et dont l’implantation et l’essentiel du financement sont dus à la mobilisation des élus socialistes de la région, du département et de l’agglomération lensoise. Implantation qui a permis d’accélérer la rénovation urbaine, de créer des emplois (400), d’aider au développement de l’activité commerciale et d’améliorer l’image de la ville. Ajoutons encore la rénovation du stade Bollaert : 70 millions d’euros d’investissement dont seulement 12 pour l’Etat et 11 pour le RC Lens (via un emprunt à la région), le reste, 47 millions, étant investi par les communautés territoriales, mais il aurait sans doute mieux valu pour les résultats électoraux qu’elles assurent de bons résultats au RC Lens en Ligue 1, actuellement relégable en Ligue 2.
Et pendant ce temps, le FN poursuit sa stratégie d’ancrage territorial en étendant sa toile à partir de ses zones de forces. Bien amorcée dans les années 90, surtout dans le Sud, mais aussi dans les banlieues parisienne et lyonnaise et le département du Nord, elle fut stoppée par la rupture avec Bruno Mégret, qui a entraîné avec lui de nombreux cadres et militants, d’autres rejoignant la droite classique, ce qui a même laissé croire un temps que le FN était définitivement fragilisé. Il lui a fallu du temps pour reconstruire un appareil de cadres, et retrouver des militants afin de pouvoir présenter des candidats sur l’ensemble du territoire national. Il semble que le but soit atteint.
Avec 5,1 millions de voix (soit 12% des inscrits), il obtient son troisième meilleur score et ce à une élection locale qui, jusqu’ici, ne lui était pas favorable. L’absence de notoriété de ses candidats, comme de campagne sur le terrain, n’a visiblement pas été un handicap. Le discours national souverainiste a suffi. Il séduit des électeurs venus d’horizons politiques différents voire opposés : ouvriers et employés venus de la gauche, comme artisans, paysans, commerçants venus de la droite. Tous partagent le sentiment d’être dans une France menacée par la mondialisation, par l’UE, par le chômage, par l’accroissement des inégalités économiques, sociales et culturelles, par l’immigration. Menaces négligées, selon les électeurs frontistes, par la droite comme la gauche. Le FN séduit aussi de plus en plus les jeunes : selon toutes les enquêtes, sa part chez les 18-35 ans est nettement supérieure à la moyenne.
N’ayant jamais été confronté à l’exercice du pouvoir national et très rarement au niveau local, ce parti n’a pas encore pu décevoir, et continue donc de faire rêver.
Mal à l’aise avec le concept de Nation depuis que le FN s’en est emparé, la gauche assène le discours antidote de la République et de ses valeurs. Or, le FN ne remet pas en jeu le régime politique de la République mais bien la conception française d’une nation ouverte et généreuse dans ses principes si ce n’est toujours dans la pratique. La République ne suscite pas le même attachement sentimental que la Nation. Le rassemblement du 11 janvier a montré que l’envie de faire Nation n’avait pas disparu et que l’éprouver ensemble rendait heureux et fier. Parmi ces Français, les électeurs du FN d’une part, et nombre de Français issus de l’immigration d’autre part, étaient peu nombreux, ne se reconnaissant pas pour des raisons différentes dans cette nation-là. Or, c’est pourtant dans celle-ci que la majorité des Français se retrouve encore, et non dans une nation repliée sur son territoire et nostalgique d’un passé idéalisé proposé par le FN. Plus que de République, c’est de Nation qu’il faut savoir parler aux Français avant que les victoires électorales du FN nous rendent honteux d’appartenir à une nation rabougrie qui n’est pas la France. L’enjeu politique est donc bien de trouver la réponse à cette question primordiale : comment «faire Nation» aujourd’hui en repoussant le nationalisme populiste du FN.
Auteure de : «l’Extrême droite en Europe», La Découverte, 2014.