Dix jours qu'au café du Stade on ressasse le «choc», l'«incompréhension» après l'annonce du maire UMP de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret, de «remettre le cochon à la cantine». Ici, c'est le rendez-vous des hommes des quartiers Nord. Ceux de la Fontaine-au-Loup, auxquels l'école primaire délabrée, la maternelle abandonnée, les blocs aux portes murées et aux fenêtres obstruées rappellent que l'avenir est en voie d'extinction. Ceux de Clair Logis et ses petits pavillons ouvriers, reliques d'une époque où la zone industrielle mettait encore les bras au travail et le beurre dans les épinards. Et bien sûr ceux du Stade, voisins immédiats du petit centre commercial qui offre encore un lieu de ralliement convivial. Au café, tous ou presque sont musulmans. Tous pauvres.
Sacrilège. Jamais ces pères ne s'étaient préoccupés de la cantine. Pas depuis qu'en 1983, l'ancien maire RPR Dominique Perben avait instauré le menu de substitution en cas de présence de porc dans les assiettes. En signe d'ouverture autant que par facilité, ces familles s'accommodaient pour le reste d'une viande qui n'était pas halal, les plus pratiquants engageant simplement leurs enfants à ne pas y toucher. A Chalon, la cantine ne faisait pas débat. Le retour du porc sacrilège, appris à la télé, applaudi par Sarkozy et confirmé par une lettre à en-tête de l'hôtel de ville cinq jours avant le premier tour des départementales, a changé la donne. «Un jour, j'en ai mangé une fois sans savoir, raconte Ali, mine dégoûtée. Le lendemain, j'ai failli me battre avec mes amis à cause de ça.» «Du porc ou rien ? Ça veut dire que mes enfants doivent se convertir ? C'est ça l'intégration à la française ?» fulmine un costaud en survêtement. L'humiliation perce sous les éclats de voix. La crainte aussi que le retour du porc n'annonce d'autres vexations. «Aujourd'hui c'est la cantine, demain ce sera quoi ? Les hôpitaux, les prisons ? On va devenir quoi ?» s'inquiète un troisième.
Assis en terrasse, Tahar Ben Rais bourre sa pipe lentement. Après l'annonce du maire, le président de l'association de la salle de prière du Stade a senti vaciller son magistère moral sur ces fidèles qu'il avait ardemment poussés à voter Platret aux municipales de 2011. Lequel l'avait emporté au premier tour contre le sortant PS. «Aujourd'hui, je suis ciblé par tous les musulmans, convient le vieux. C'est vrai, je l'ai aidé pendant sa campagne. Il était sympa. Il ne faisait pas de grosses promesses qui ne donnent rien, comme les socialistes.»
Les hommes des quartiers Nord soupçonnent un «coup politique de Platret pour récupérer les électeurs FN». Alors c'est en pure perte aujourd'hui que Ben Rais leur parle de son «espoir» de «trouver une solution». Excédé, un père de famille le coupe : «Ce mec est un menteur, il n'a pas de parole. Qu'il ne vienne plus jamais prendre le thé ici.» Un autre embraye : «Ce qu'il veut c'est qu'on retire nos mômes de la cantine, et c'est ce qui va se passer. C'est la haine pour les enfants.» Les yeux fuyants derrière ses lunettes fines, Ben Rais murmure : «Si Platret maintient, ça va changer beaucoup de choses. Il est en train de diviser les Chalonnais. Il nous pousse au communautarisme.» Samedi, les hommes des quartiers Nord n'ont pas protesté sous les fenêtres de l'hôtel de ville. Mais beaucoup de femmes du quartier étaient du cortège. A l'instar de Hanida. Installée depuis trente-sept ans à la Fontaine-au-Loup, cette musulmane «de gauche» et «pas assistée» en a assez d'être sans cesse «stigmatisée» : «Je travaille à mi-temps sur des horaires variables et j'élève seule mes deux enfants. La cantine, j'en ai besoin ! La laïcité se fout du contenu de l'assiette de mon fils.» La colère, elle l'entend partout et si le porc demeurait au menu, cette manifestation ne serait pas la dernière, estime-t-elle.
Indignation. Conforté par des messages de soutien en provenance «de toute la France», le maire de Chalon campe fièrement sur son «principe républicain». «Accepter les repas de substitution était admettre qu'une prescription religieuse puisse modifier le fonctionnement d'un service administratif», assène le sarkozyste. «Sous Perben, la question de la capacité du modèle républicain à intégrer des populations se posait moins…» Cette conception de la laïcité, il ne s'en était ouvert à aucun moment en six ans d'opposition municipale, pas même lors du renouvellement du contrat de la Sogeres, le prestataire qui fournit les repas. Promu vice-président du groupe de réflexion «laïcité» de l'Association des maires de France au lendemain des attentats de janvier, Gilles Platret s'affirme fervent partisan d'une « séparation stricte entre sphère publique de neutralité et sphère privée». Mi-mars, il passe aux travaux pratiques. Sans états d'âme et sans concertation. «Il fallait une décision rapide, justifie-t-il. Les formulaires d'inscription pour les cantines, avec la mention avec ou sans repas de substitution, sont envoyés à partir de mars aux familles.» Et puis, ajoute-t-il, «sur les 3000 enfants inscrits à la cantine, 500 ne mangent de toute façon aucune viande parce que pas halal…»
Mais à la rougeur qui lui monte aux joues à l'idée de l'accueil que lui réservent les quartiers Nord, on comprend soudain Platret dépassé par l'indignation populaire. «Ce débat a été beaucoup trop récupéré», élude-t-il. Et sa «décision pour plus d'intégration et de mixité sociale» bien mal récompensée par les urnes : dans le canton chalonnais qui couvre les quartiers Nord, l'UMP a été recalée au premier tour.