Le 11 janvier, certains ont voulu croire que «la» France était dans la rue. Aujourd'hui, il faut dire : c'était une «des» France. Car il y en a trois ! Celle qui était effectivement dans la rue. Puissante, mais minoritaire, triste, plutôt diplômée, installée, élite de gauche, et un peu de droite ; sans doute plutôt UDI ou gaulliste. Mais il y avait aussi les deux peuples. Le blanc, fâché, furieux même que l'on ose attaquer «la» France chez elle. Celle-là a voté, dimanche, FN et, en partie, UMP (l'UMP de Nicolas Sarkozy). Et puis, le peuple des diasporas, immigrés, dimanche abstentionnistes mais le 11 janvier, embarrassé, parfois solidaire des tueurs, souvent non, mais peu Charlie.
Ces trois France sont traversées par trois utopies. Celle de la Syrie en 4 x 4, de la guerre et du viol. Minoritaire mais portant un fascisme vert appuyé sur l’islam. Celle des zones humides et des zadistes, ultraminoritaire mais reliée à la grande cause de la nature vivante. Et puis, celle de l’extrême droite, identitaire, anti-élite, protectionniste par les mots, populiste mais aussi populaire. Celle-là a gagné dimanche, et renforce son armature politique, ses cadres et ses moyens. Une part de l’UMP en est très proche.
Mais en réalité, les vrais vainqueurs ne sont pas là. Les vrais vainqueurs, ce sont les Français sans utopie, tristes de leur futur, déçus de leurs rêves. Certains sont allés voter pour faire barrage au FN, à droite ou à gauche. Certains même votent FN par désespoir. C’est ceux-là qu’il faut écouter. Ils sont en deuil du rêve révolutionnaire de leurs parents de 68, ou du rêve gaulliste. Car, depuis l’effondrement de l’URSS, en 1989, droite et gauche officielles n’ont pas su repenser leurs visions du monde et leurs projets. Elles se sont mises à penser en terme de mondialisation. Mais sans faire rêver à la réunification de l’humanité, ni penser un monde des diasporas et de «peuples premiers», et leurs complexes cohabitations. Elles n’ont pas su dire que le monde devrait être écologique, mobile, entrepreneurial, et collaboratif en même temps. Mais que le local devait faire couple avec le global.
L’ultralibéralisme a alors triomphé. Et des pensées réactionnaires sont arrivées à tenir le haut du pavé autour de l’idée d’identité, nationale ou religieuse ; sans doute parce qu’ouvrir le monde sans inventer un nouveau récit commun était invivable. Cette nouvelle idéologie est alors arrivée à réduire des individus de plus en plus multi-appartenants, mobiles et zappeurs dans leurs vies et leurs croyances à une seule filiation. Elle a refermé le monde par un incroyable retour au passé sur des formes archaïques du religieux ou du national.
Mais, si cela a été possible, et jusqu'ici réussi, c'est bien qu'en face, il y avait deux vides immenses : celui d'une pensée démocratique de droite, et celui d'une pensée démocratique de gauche. Car la droite historiquement nationale, proche de l'Eglise, l'armée, l'industrie, l'agriculture, les frontières, n'a pas su penser les limites internes d'un monde ouvert. Et la gauche ne s'est pas renouvelée et n'a pas intégré les logiciels de 1968 et de 1989. Elle a perdu le lien avec les intellectuels qui sont «le capital des mondes du travail sans capital». La séparation définitive avec le totalitarisme communiste n'a pas été prononcée. La réunification de l'humanité n'a pas été actée. La bataille des places et des postes s'est poursuivie sans nouveau logiciel politique.
Alors, depuis, on administre, mais on ne gouverne plus. Que ce soit Nicolas Sarkozy ou François Hollande. On ne construit plus le récit français commun apte à rassembler. On produit des lois mais plus des loyautés. On peut crier «République, République». Cela ne cache ni les réalités du chômage, de l’exclusion par couleurs, quartiers et religions, ni la faiblesse démocratique et la croissance de la corruption. Selon les lieux, et les histoires locales, se télescopent alors en élargissant les bases du FN, des écarts de richesse inacceptables, des cohabitations refusées, des irrédentismes locaux enracinés, la mémoire des guerres, les procès d’élus clientélistes et corrompus souvent PS au Nord et au Sud ; sans oublier la nostalgie masculine de la culture de la force et la faiblesse du sentiment de protection donné aujourd’hui par la France ou l’Europe.
L’économisme a remplacé la politique, qui est bien autre chose qu’une croissance du PIB, ou même un taux de chômage. Il est urgent d’observer, au plus près, les évolutions de nos vies privées pour penser autrement le monde du travail et le récit politique. Chacun d’entre nous est devenu mobile et souple, discontinu dans ses amours, ses logements, ses emplois, ses divertissements et ses convictions mais l’ordre politique, lui, est de plus en plus rigide, bureaucratique, législatif. Le monde du travail est inégalitaire au possible avec des emplois à vie face à des emplois à la journée ; 800 000 mamans délaissées vivent sous le seuil de pauvreté avec plus de 1 million d’enfants. Des territoires entiers se vivent abandonnés faute de discours et de politiques claires sur les nouvelles relations entre puissantes métropoles, «quartiers» et ruralité. Où est donc passé Gambetta ! Et que penser de la vie vide que nous offrons à nos jeunes de banlieues ? Que penser d’un culte absurde de la longue durée du travail avec cinq millions de chômeurs ?
La carte du FN de ce matin nous dit tout cela. Les transferts de voix de l’entre-deux-tours aussi. Nous faisons le dos rond face à l’envahissement culturel et moral de notre société par des idées et des acteurs d’extrême droite. Cela dure depuis plus de trente ans. Le temps de la contre-offensive culturelle et politique doit absolument advenir. Un «rapport Gallois» de l’état social du pays doit être commandé. Des propositions décalées élaborées. Les élections régionales de décembre 2015 peuvent en être le laboratoire avec un Président qui n’a plus rien à perdre à bousculer les archaïsmes y compris à gauche. Après, il ne sera peut-être plus temps.