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Libération

Le mythe de la trahison des élites

publié le 8 avril 2015 à 18h06

Quand un pays va mal, il cherche des boucs émissaires. La France est meurtrie, dépressive, décliniste. Elle a malheureusement de vraies raisons pour cela, mais il y a aussi chez elle, on le sait bien, une part d’amplification psychologique, d’autodénigrement perpétuel. Dans ce pays qui alterne depuis toujours prouesses éclatantes et étranges défaites, le réflexe ancestral est alors de dénoncer des coupables, fussent-ils imaginaires. Sans surprise, il en a trouvé deux cette fois-ci : les immigrés et les élites, la France de tout en bas et la France de tout en haut. Les premiers sont dénoncés quotidiennement par les populistes, avoués ou obliques. Les seconds, c’est plus rare, sont voués aux gémonies par la société tout entière, de l’extrême droite qui met «la caste» en accusation, à l’extrême gauche qui pourfend «l’oligarchie» en passant par les partis de gouvernement eux-mêmes, trop heureux de détourner les coups vers autrui. La trahison des élites est donc proclamée par la France unanime.

Tout cela sent très fort l’hypocrisie et serait même absurde s’il ne s’agissait pas du symptôme inquiétant d’une pathologie politique quasi congénitale, en tout cas multiséculaire, le déni obstiné de la réalité. Quand tout va bien, on oublie les élites. Leur a-t-on jamais rendu grâce à l’époque des Trente Glorieuses ? Quand tout va mal, on les charge aussitôt de tous les péchés de la terre. Il y a même là un rare consensus français : les intellectuels de gauche plantent vertueusement leurs banderilles, les démagogues brevetés tonitruent leurs imprécations, le chœur des politiques psalmodie les chefs d’accusation. Une méthode nettement plus facile et confortable que celle qui oserait s’interroger franchement sur l’inflation législative et réglementaire, sur la bureaucratie, sur les normes, les statuts, les corporatismes, les blocages de toutes sortes qui entravent la croissance. Elites et privilégiés, cela sonne comme un synonyme. Or privilégiés, cela signifie coupables par temps de crise. Les élites françaises, voilà l’ennemie !

Sont-elles donc si indignes ? Les élites scientifiques françaises seraient-elles notoirement inférieures à leurs homologues ? On pourrait citer dix disciplines, des mathématiques à la génétique, de la physique nucléaire à l'agronomie qui démontrent le contraire. Les élites littéraires françaises seraient-elles misérables à l'échelle du monde d'aujourd'hui ? Elles ne culminent, certes, plus comme aux XVIIIe ou XIXe siècles, voire comme pendant l'entre-deux-guerres, mais le comité Nobel ne les snobe pas. Les élites militaires françaises auraient-elles disparu ? Ce n'est pas ce que pensent nos alliés et nos adversaires. Les élites économiques françaises se seraient-elles effondrées ? Comment expliquer alors que les grandes entreprises françaises figurent en si bonne place dans les classements mondiaux, en tête des firmes européennes ? Les hauts fonctionnaires français seraient-ils inadaptés à notre époque ? Ils ne font pas si mauvaise figure dans les multiples réunions, négociations et instances internationales là où ils peuvent se comparer. Les médecins français marquants seraient-ils inférieurs à leurs confrères étrangers ? Ce n'est pas leur réputation. Les banquiers, les universitaires défailliraient-ils ? On les recrute pourtant volontiers dans les pays les plus avancés.

Les hommes politiques français, les grands élus, les dirigeants syndicalistes, les deux mille gouvernants ne vaudraient-ils pas leurs prédécesseurs ? C'est bien possible, c'est même probable. La génération, qui alterne au pouvoir depuis trente ans, n'est sans doute pas la plus brillante. Les plus doués ou les plus ambitieux ont désormais une fâcheuse propension à choisir le secteur privé, alors que les hommes d'appareil se multiplient fâcheusement dans les cercles politiques dirigeants. Ils ne représentent cependant qu'une faible fraction des élites françaises, assurément moins de 10%. Si la France se modernise si lentement, si douloureusement, c'est vraisemblablement qu'ils manquent de courage ou de lucidité, puisque ce ne sont pas, grâce en soit rendue à la Constitution de la Ve République, les moyens institutionnels qui leur font défaut. Dans les enquêtes d'opinion, les Français apparaissent d'ailleurs nettement plus réformistes que ce que l'on appelle improprement la «classe politique» ou, a fortiori, que la plupart des dirigeants syndicaux. Reste qu'identifier les élites françaises aux responsables politiques, syndicaux et patronaux, constitue une supercherie trop commode. Les élites ne forment pas un corps unique et solidaire, tant s'en faut. Les politiques et les syndicalistes n'en sont pas les plus représentatifs, ni même peut-être aujourd'hui les plus réellement puissants. Il n'y a pas trahison des élites mais échec des politiques et myopie des syndicalistes.