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Libération
TRIBUNE

Bientôt des armes de surveillance massive ?

La loi renseignement en débatdossier
Henri Leclerc, en décembre à Paris. (AFP PHOTO JOEL SAGET)
publié le 10 avril 2015 à 19h46

Depuis plus d'une décennie, chaque fois qu'un crime odieux est commis, quand on n'invoque pas le laxisme coupable des juges, c'est la loi qu'on incrimine sous prétexte qu'elle imposerait des contraintes excessives au nom de la protection des libertés. Alors, au plus vite, on change la loi. Ce changement paraît si urgent, si nécessaire, que le gouvernement utilise la procédure d'urgence dite «accélérée» qui précipite et réduit le débat parlementaire. Après des années de critique de ces comportements lorsqu'elle était dans l'opposition, l'actuelle majorité les a adoptés, répondant aux assassinats antisémites de Mohamed Merah perpétrés à Toulouse en mars 2012 par une loi du 21 décembre 2012 sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Cela n'a pas suffi à barrer la route aux criminels et, le 25 mai 2014, Mehdi Memmouche tue quatre personnes au Musée juif de Bruxelles. Une nouvelle loi est votée en «accéléré» le 23 novembre 2014, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Moins de deux mois après, les 7 et 9 janvier, ce sont les massacres de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher qui dressent dans un sursaut national les citoyens. Il faut agir, exige la foule. L'action des services de renseignement est mise en cause par certains médias.

Alors, le 19 mars, un projet de loi sur le renseignement est adopté par le gouvernement. Il sera discuté à partir de lundi à l’Assemblée. Il est envoyé encore, selon la procédure accélérée, devant la commission des lois de l’Assemblée. La complexité du texte, ses difficultés techniques et juridiques, comme le nombre de dispositions réformatrices faisant problème au regard du respect des droits fondamentaux, auraient dû imposer que l’on donne un peu de temps au débat.

L'exposé des motifs du projet énonce le dispositif administratif impressionnant et multiforme mis en place pour assurer la qualité du renseignement. Il affirme l'intention du gouvernement d'«encadrer l'utilisation des techniques de recueil de renseignement pour renforcer la protection des libertés individuelles tout en sécurisant l'action des services spécialisés». En fait, il constate que ce qu'il préconise et autorise aurait été déjà illégalement pratiqué et qu'il convient de légaliser ces pratiques. Les rend-il pour autant conformes aux principes fondamentaux ?

Si le souci de protection des libertés individuelles est à ce point primordial, on s’étonne de constater que malgré la Constitution, qui fait de l’autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle, on ne voit nulle part apparaître, dans ce projet, le moindre juge. Affirmer qu’il ne s’agirait que de mesures de police administrative, alors que des suspicions d’actes criminels pèsent sur ceux que l’on surveille ou dont on surveille l’environnement, n’est pas aussi évident que semblent le dire les rédacteurs du projet. Quand commence, par exemple, la nouvelle infraction «d’entreprise individuelle terroriste», créée dans le texte de novembre 2014?

Par ailleurs, l'importance des mesures attentatoires à la vie privée nécessiterait, comme l'a dit à propos de la géolocalisation la chambre criminelle de la Cour de cassation, qu'elles soient «exécutées sous le contrôle d'un juge». Enfin, les renseignements ainsi recueillis vont amener l'intervention de la justice, dont le projet ne va pas encore jusqu'à contester le monopole en matière de coercition physique et de répression. Comment se répartiront alors les pouvoirs et les informations classées secret-défense lorsqu'un juge sera saisi ? Le projet est muet sur ce point.

Le texte organise une surveillance de masse par des mesures techniques qui constituent à l’évidence des atteintes à la vie privée. Pratiquement aucune précaution n’est prise quant à la protection des secrets professionnels tels celui des juges, des avocats ou des journalistes.

Quelles sont, outre la prévention du terrorisme, les causes d'intérêt public qui permettent ces mesures ? Elles sont parfois incertaines : les «intérêts majeurs» laissant une large marge d'appréciation et elles vont jusqu'à «la prévention "des atteintes à la forme républicaine des institutions"» et «des violences collectives de nature à porter atteinte à "la sécurité nationale"». Quels sont surtout les moyens administratifs de surveillance des surveillants ? Cette tâche est confiée à une Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement composée de neuf personnes, parlementaires et magistrats dont l'absence d'avis peut valoir autorisation ; cette commission peut valider avec un seul membre mais ne peut contester que collégialement. Elle ne donne que des recommandations à un Premier ministre décideur quasiment tout-puissant. Et le texte est peu précis sur la durée de conservation des données recueillies.

Le Parlement va-t-il entendre l’inquiétude que manifestent non seulement les associations de défense des droits, mais aussi des autorités administratives indépendantes comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) ou la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ?

Certes, on ne lutte pas contre le terrorisme avec des armes jouets, mais la raison de notre résistance est la sauvegarde de la société démocratique. Doit-elle y perdre son âme ? On nous rétorque qu’il n’y a aucune raison de ne pas faire confiance à l’esprit démocratique du Premier ministre, qui aura en main tous les boutons qui déclenchent ces armes de surveillance massive. Aujourd’hui sans doute, mais demain ?