«Parlons concrètement : MoryGlobal, une entreprise de transport française, meurt à cause de la directive détachement, les travailleurs venus de l’Est. Ça c’est concret.»
Florian Philippot, sur BFM-TV
INTOX. C'est fou ce que la vie est simple, quand elle est expliquée par le Front national. Les problèmes ont des causes toutes simples, et des solutions qui le sont tout autant. Et c'est toujours la faute de Bruxelles. Sur BFM-TV, dimanche, Florian Philippot faisait face à Benoît Hamon, et déployait son argumentaire usé jusqu'à la corde : il dénonçait la complicité de l'«UMPS» face à la technocratie de Bruxelles qui met les salariés français sur le carreau. «Parlons concrètement : MoryGlobal, une entreprise de transport française, meurt à cause de la directive détachement, les travailleurs venus de l'Est. Ça c'est concret.» Des propos qu'on retrouve tels quels dans un communiqué du même Philippot sur le site du FN, se concluant par «une demande d'abrogation immédiate de la directive européenne de détachement des travailleurs».
DÉSINTOX. La directive détachement des travailleurs, c'est le nouveau grand méchant loup européen brandi par le FN. Le nouveau symbole de la concurrence européenne débridée, comme le fut feue la directive Bolkestein en son temps. Un épouvantail que le FN agite à tout va, rend coupable de tous les maux, et donc de la mort de l'entreprise MoryGlobal. Le tribunal de commerce de Bobigny a prononcé fin mars la liquidation judiciaire du groupe français de messagerie, laissant sur le carreaux 2 150 salariés… Mais voilà, on ne trouvera personne d'autre que le FN pour mettre cette liquidation sur le dos de la directive détachement… ni même, plus largement, sur le compte de la concurrence des chauffeurs à bas coût venus de l'Europe de l'Est.
«Cette affirmation témoigne d'une grande méconnaissance du dossier, estime ainsi Jérôme Vérité, secrétaire général de la fédération des Transports de la CGT. D'abord parce que l'entreprise MoryGlobal était de moins en moins une entreprise de transport en tant que telle. Le projet de reprise en 2014 prévoyait de développer au maximum la sous-traitance de l'activité transport à proprement parler. Mory, c'est des entrepôts, de la logistique, du tri, des agents de quai… Donc, ce n'est pas la concurrence de conducteurs sous payés qui a pesé sur l'activité de l'entreprise…»
Surtout, à la différence d'autres segments du transport routier, la messagerie n'est que très marginalement exposée à la concurrence à bas coût des transporteurs de l'Est, affirment de concert les acteurs du secteur. «On reconnaît la patte du FN qui est complètement démago et se sert des malheurs d'une entreprise pour faire entendre un discours contre l'Europe, dit ainsi Denis Jean-Baptiste, secrétaire du CE de Mory. Dans la messagerie, qui est un marché domestique, ce n'est pas la concurrence à bas coût venue de l'étranger qui pèse, c'est la surcapacité chronique sur le marché français qui a amené à une guerre des prix. Personne aujourd'hui ne gagne de l'argent dans la messagerie dans le pays.» Un diagnostic confirmé du côté patronal, par Yves Fargues, président de l'Union des entreprises de transport et de logistique de France (TLF) : «Dire que la messagerie est victime de la concurrence des transporteurs de l'Est, c'est n'importe quoi. C'est un secteur très compliqué, avec des tournées fixes, à des heures déterminées, des ruptures de charges nombreuses. On n'affrète pas des étrangers pour faire ça !» Un constat à peine tempéré par Jérôme Vérité, de la CGT : «On observe de plus en plus de VUL [véhicules utilitaires légers, ndlr] immatriculés à l'étranger, qui acheminent des petits lots, mais cela reste marginal, et l'impact des conducteurs low-cost n'a absolument rien à voir avec ce qu'on observe dans le transport de marchandises de longue distance.»
Bref, n’en jetez plus : associer la mort de MoryGlobal à la concurrence des pays de l’Est est, plus qu’un raccourci, une contrevérité.
Dans le secteur des transports, la directive détachement : un problème… ou une solution ?
Mais l'intox de Philippot ne s'arrête pas là. Si l'exemple de MoryGlobal est bien mal choisi, il est indéniable que le transport routier souffre du dumping social, notamment dans le transport longue distance. Mais affirmer que l'origine de ce dumping tient à la «directive détachement», et affirmer que sa suppression réglerait les problèmes du secteur, revient à un gros contresens.
La directive détachement des travailleurs est un vieux texte de bientôt vingt ans (récemment amélioré), adopté dans le but de lutter contre les effets du dumping social suite au premier élargissement européen. Son principe est d'imposer aux travailleurs détachés un noyau de règles sociales du pays d'accueil, à savoir le salaire minimum, les règles en matière de temps de travail ou de congés. Les cotisations sociales restent en revanche celles du pays d'origine. Pour cette raison, le FN milite ouvertement contre la directive, demandant sa suppression… Mais Florian Philippot serait surpris de voir que les acteurs du transport routier, tout aussi remontés contre le dumping social, plaident au contraire… pour son application.
Car l’actualité du secteur montre que les problèmes de dumping tiennent au fait que les conducteurs de pays à bas coût échappent souvent aux normes sociales des pays qu'ils traversent, et dans lesquels ils peuvent être amenés à travailler. C’est notamment le cas dans ce qu’on appelle le cabotage. Dans le cadre des transports de marchandises internationaux, les conducteurs européens ont ainsi le droit, sur leur trajet retour, d’effectuer un certain nombre de transports locaux dans les pays qu’ils traversent (au maximum trois transports dans un délai de sept jours). Le tout en étant donc payé aux conditions salariales de leur pays d’origine.
Le 14 février, le gouvernement français a profité de la loi Macron pour imposer, selon les desiderata des syndicats, l’application du statut de détachés dans le cadre du cabotage. Les conducteurs étrangers devront désormais, conformément à la directive détachement, respecter les normes sociales françaises. A savoir le salaire minimum, le temps de travail, etc. Et voilà comment la directive tant décriée par Philippot apparaît en réalité comme.... protectrice.
La CGT, dans un communiqué enthousiaste, n'a pas caché sa satisfaction, qualifiant l'amendement de la loi Macron de «révolution» : «Le gouvernement vient, enfin, de prendre une première mesure forte de lutte contre le dumping social en Europe en faisant voter, dans le cadre du projet de loi Macron, un amendement visant à faire appliquer la directive détachement aux salariés en situation de cabotage. En obligeant dorénavant le salarié étranger effectuant un transport en France à être sous le régime du salarié détaché, la France impose l'application des règles sociales françaises pour ce salarié. Ce sont plus de vingt ans de luttes sociales avec la Fédération européenne des transports (ETF) pour une harmonisation sociale européenne vers le haut et contre la mise en concurrence des salariés entre eux qui trouvent un premier débouché positif.»
Protestations de plusieurs pays de l’Est
Cette initiative française fait écho à des mesures similaires adoptées récemment en Belgique ou en Allemagne. Depuis le 1er janvier, les transporteurs étrangers effectuant du cabotage en Allemagne sont aussi tenus de respecter le tout nouveau salaire minimum allemand (8,5 euros). Mieux encore, Berlin, s'appuyant sur la directive détachement, avait même souhaité étendre ce principe, au-delà des opérations de capotage, à tout transporteur étranger transitant par le pays. Cette disposition a été suspendue suite aux protestations de plusieurs pays de l'Est, en attente d'un avis de la Commission européenne, qui a lancé le 21 janvier, une procédure préliminaire pour voir si la décision allemande est conforme au droit européen. Côté syndical, la Fédération européenne des travailleurs du transport s'est mobilisée, émettant un argumentaire juridique légitimant l'application de la directive détachement aux travailleurs du transport routier.
Enfin, Florian Philippot pourrait aussi se pencher sur le cas de l'entreprise française Norbert Dentressangle, qui montre que le travailleur détaché est loin d'être le péril qu'il décrit dans le secteur du transport routier de marchandises. Le 5 mai, le tribunal correctionnel de Valence se prononcera à propos du recours en nullité déposé par le transporteur français dans une affaire de prêt illicite de main-d'œuvre et de délit de marchandage. Norbert Dentressangle a ouvert des filiales en Pologne et Roumanie, dotée chacune de plusieurs centaines de salariés. L'entreprise acheminait dans l'Hexagone par autocar des conducteurs issus de ces deux pays pour effectuer des transports internationaux à partir de la France. Par le jeu de la sous-traitance, les salariés étaient payés aux conditions du pays d'origine. Dans son rapport consacré au dumping social dans les transports, le sénateur Eric Bocquet détaille cette affaire, et retranscrit un compte rendu de la réunion du Comité de groupe Norbert Dentressangle de novembre 2013. On y voit Pascal Goument, responsable de la CFTC, s'opposer au directeur des ressources humaines du groupe. Et le syndicaliste de demander, là aussi, l'application de la directive détachement, et donc du salaire français, aux dits salariés… là où la direction refuse d'en entendre parler, assurant qu'il s'agit de sous-traitance, ce qui permet selon elle la rémunération aux conditions du pays d'origine... Contacté par Libération, Pascal Goument explique : «Ces salariés effectuant leur prise de véhicule en France, on estime que ce sont des salariés détachés. La directive détachement n'est pas idéale, parce qu'elle maintient le principe des cotisations sociales au pays d'origine, ou qu'elle n'impose aux salariés étrangers que le salaire minimum du pays d'accueil, là où les salariés nationaux bénéficient parfois de conventions plus favorables. Mais Monsieur Philippot commet un énorme contresens en affirmant que la directive est le problème, là où au contraire, son application serait un progrès pour les salariés du secteur.»
Il est, au finale, assez amusant de voir les syndicats du transport européens plaider pour l’application de la directive détachement… au moment où le FN clame qu’il suffirait de la supprimer pour régler tous les problèmes.