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Libération
Enquête

«Islamophobie», mot de l’époque ou mal du siècle ?

Alors que les actes antimusulmans sont en forte hausse, l’usage d’un terme accusé par certains de faire le jeu des intégristes fait débat.
Au rassemblement des musulmans de France, le 5 avril au Bourget. (Photo Laurent Troude. )
publié le 26 avril 2015 à 19h06

«Le militant antiraciste d’hier est en train de se transformer en boutiquier hyperspécialisé. Lutter contre le racisme, c’est lutter contre tous les racismes, lutter contre l’islamophobie, c’est lutter contre quoi ?» Dans sa Lettre, posthume, «aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes», Charb fait une critique - en règle et désordonnée - d’un mot qui divise les responsables politiques comme les associations antiracistes, qu’il apparaisse dans les discours ou au contraire qu’il s’y dérobe : islamophobie. Ce simple terme qui agite les esprits a ressurgi dans les débats français il y a une quinzaine d’années. Il cherche à acter un nouveau racisme, non plus seulement tourné vers les Maghrébins ou les immigrés, mais contre les musulmans. L’an passé, le ministère de l’Intérieur a comptabilisé 133 actes «antimusulmans» (mosquées incendiées, injures racistes, etc.) Et, pour le seul mois de janvier 2015, ils ont été aussi nombreux que pendant toute l’année 2014, sans doute encouragés par les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.

Consacré par le Robert en 2005, («forme particulière de racisme dirigée contre l’islam et les musulmans»), le mot reste controversé. Même au plus haut niveau de l’Etat. Ses détracteurs y voient en effet une tentative des salafistes d’interdire toute critique de l’islam.

«Cheval de Troie». Depuis deux ans pourtant, il semble s’imposer dans le débat public. Le président de la République, François Hollande, l’a repris une fois. C’était le 16 janvier, lors de ses vœux aux corps diplomatiques : «La France lutte de manière implacable contre le racisme, contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie.» Une manière de «marquer les esprits dans un contexte bien particulier, analyse un de ses proches. Il ne l’a utilisé qu’une fois, n’en a pas fait un concept, mais il le considérait juste et approprié pour décrire une réalité : celle d’un islam pris pour cible, notamment par l’extrême droite.» Le Premier ministre, au contraire, a théorisé son refus d’y recourir. Manuel Valls le voit comme le «cheval de Troie des salafistes», ainsi qu’il le déclarait à l’Obs en 2013. A la même époque, il précisait à Libération : «Pour eux [les salafistes], s’attaquer à une mosquée, caricaturer librement le prophète ou encore faire appliquer la loi interdisant le port du voile intégral, tout cela est considéré comme de l’islamophobie. On ne peut, évidemment, accepter ce type de raccourci.»

Exactement le même argumentaire que la journaliste Caroline Fourest ou l’essayiste Pascal Bruckner, qui luttent depuis plusieurs années contre ce terme. Pour eux, l’islamophobie - littéralement phobie de l’islam et non des musulmans - est une censure. Elle rétablirait le délit de blasphème. «On doit au mot islamophobie l’une des confusions sémantique et politique les plus graves de notre époque : faire croire que résister au fanatisme relève du racisme», écrit Caroline Fourest dans Eloge du blasphème à paraître mercredi (Grasset). Pour dénoncer les actes visant les croyants, la journaliste opte pour l’expression «racisme envers les musulmans», comme ManuelValls.

Mollahs. Dans son livre, la journaliste retrace l’usage intégriste du mot pour le disqualifier : des mollahs iraniens, qui le ressuscitent après la révolution de 1979 pour accuser d’«islamophobie» des féministes américaines qui s’étaient élevées contre l’obligation des femmes à porter le voile, jusqu’à l’Islamic Human Rights Commission, proche du Hamas, installée à Londres, pour qui Salman Rushdie est un «islamophobe». Fourest minimise aussi l’ampleur du racisme antimusulmans : «La réalité, c’est qu’il existe en France un racisme anti-Arabes résiduel, postcolonial, plutôt présent chez les générations âgées ayant connu la guerre d’Algérie.» Loin des mollahs iraniens, le concept d’islamophobie est en fait utilisé pour la première fois par des anthropologues français en 1910, afin de désigner un principe d’administration coloniale en Afrique de l’Ouest, par opposition à l’«islamophilie».

Pour le sociologue Abdellali Hajjat, qui s’avoue «fatigué» de devoir «encore justifier» le terme en 2015, son usage «est révélateur de la volonté, ou non, de reconnaître l’existence des actes et discours racistes fondés sur la supposée appartenance à la religion musulmane». Radicalement opposé au discours de Caroline Fourest, il estime que «le refus de Manuel Valls d’utiliser ce terme renvoie ainsi au refus de reconnaître les associations musulmanes, notamment le Collectif contre l’islamophobie en France [CCIF], comme des acteurs légitimes». Avec Marwan Mohammed, il a publié en 2013 Islamophobie (La Découverte), qui justifie son usage. «Le terme d’islamophobie n’est pas parfait. Si l’on se restreint à l’étymologie, le suffixe « phobie » renverrait à une peur irraisonnée alors que certains islamophobes sont bien conscients de leur racisme; la présence d’« islamo » renverrait à une peur de la religion et non des musulmans. Mais il faut sortir du nominalisme. On a préféré le terme islamophobie à « racisme antimusulmans » parce que c’est le terme du débat, celui qui fait sens pour l’ensemble des acteurs en présence.»

Le récent basculement de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) est révélateur. Après avoir longtemps hésité, elle a finalement institutionnalisé le concept dans son rapport 2013, au prix d’une argumentation charpentée d’une dizaine de pages. «L’objectif était de disposer d’un autre vocable que celui d’actes antimusulmans, afin de rendre compte d’un climat inquiétant : le rejet des pratiques de l’islam, qui ne se traduit pas forcément par la commission d’une infraction pénale, explique Christine Lazerges, sa présidente. Cette richesse de vocabulaire n’est pas à regretter.» Dans sa dernière étude, publiée début avril, la CNCDH mesure les sentiments de plus en plus hostiles des Français à l’égard de certaines pratiques de la religion musulmane, parfois pourtant basiques. 79% des répondants estiment ainsi que le port du voile «pose problème à la vie en société». La prière, pour 46% des personnes interrogées, ou le jeûne de ramadan (38%) sont aussi jugés négativement. Les débats actuels autour du voile à l’université ou des menus de substitution témoignent du même climat de crispation. Christine Lazerges considère donc que le choix de François Hollande de reprendre le mot brûlant en janvier est un «signe fort». Le Président a pourtant longtemps tergiversé. Quand il reçoit des associations de banlieue s’inquiétant de «l’islamophobie grandissante» en juin 2013, François Hollande préfère, dans un communiqué, fustiger «tous les actes racistes, notamment antimusulmans».

Éclatement. Cet aggiornamento, tous ne semblent pas l’avoir réalisé. A commencer par le «monsieur antiracisme» du gouvernement, Gilles Clavreul. Dans un portrait que lui consacrait Libération le 17 avril, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra) refuse d’employer le terme d’islamophobie, fustigeant l’éclatement de la sphère antiraciste en collectifs qu’il juge «communautaristes». Clavreul dit aussi : «Tous les racismes sont condamnables, mais le racisme anti-Arabes et anti-Noirs n’a pas les mêmes ressorts que l’antisémitisme dans sa violence. Il faut être capable de dire la particularité de l’antisémitisme.» «Scandaleux», selon le CCIF, qui a regretté une volonté «malvenue» de «hiérarchiser le particularisme des racismes les uns en fonction des autres».

Pour Abdellali Hajjat, la position de Clavreul coupe la Dilcra «d’une grande partie du mouvement antiraciste. L’enjeu politique actuel est celui de la hiérarchisation des antiracismes, puisque la Dilcra semble privilégier la lutte contre l’antisémitisme au détriment du combat contre l’islamophobie, le racisme anti-Arabes, la négrophobie, la romophobie, etc.» Au risque d’alimenter le sentiment de deux poids, deux mesures chez certains musulmans.

Jadis morcelé, le paysage associatif s’est majoritairement rangé à l’acception la plus commune sur le terrain. Le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), Alain Jakubowicz, s’est longtemps opposé au terme. «Un combat aujourd’hui d’arrière-garde, juge-t-il. Je n’utilise pas le mot, mais il ne me choque pas, car il correspond à une réalité sociale.» Il a fallu un congrès et un vote pour que le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) retienne le concept. Plus pragmatique, la Ligue des droits de l’homme l’utilise assez naturellement. «Premier constat : on l’emploie un peu partout dans le monde, et notamment en Europe, note Pierre Tartakowsky, son président. Par ailleurs, je ne pense pas que l’utilisation du terme islamophobie réduise la question raciste à une question religieuse. Elle n’éclipse pas la lutte contre le racisme tel qu’on l’a connue dans les années 50 à 70. Le racisme a toujours été évolutif. L’islamophobie en est aujourd’hui l’un des avatars. Vouloir à toute force éradiquer ce mot me semble renvoyer à autre chose de malsain : au prétexte d’écarter un mot, on veut écarter des gens.»

Pour lui, ce n’est pas l’utilisation du mot islamophobie qui divise les antiracistes dans une «concurrence victimaire et mémorielle bien réelle». A ses yeux, le problème est plus ancien. «Ce n’est pas en leur déniant le droit d’exister qu’on recréera de l’unique avec du pluriel. L’universalisme républicain ne peut pas être éthéré, hors sol. Les communautés sont importantes pour faire avancer certains droits : je ne suis pas sûr que, sans la communauté gay, on ne dirait plus « sidaïques » aujourd’hui.»