Comment éviter que la noblesse et la bourgeoisie ne fuient les bureaux de vote de peur d’être confrontées aux classes populaires ? Comment empêcher que les partis représentant la classe dirigeante ne soient laminés par l’abstention des riches ? C’est simple : il suffit de rendre le vote obligatoire. Ainsi fut fait en 1893 dans le royaume de Belgique, premier pays au monde à introduire cette innovation. Et depuis plus de cent vingt ans, les scores de participation, toutes élections confondues, tournent autour de 90%. De quoi faire rêver les démocraties fatiguées.
Le vote obligatoire en Belgique est le pendant de l'instauration du suffrage universel (masculin, dans un premier temps, les femmes attendront 1948). Jusqu'en 1893, le suffrage est censitaire (1), c'est-à-dire lié à des conditions de revenus, ce qui limitait le nombre d'électeurs à environ 1% de la population. Mais le pays a été rapidement confronté à la chute de la participation : l'abstention est passée de 14% en 1843 à 65% en 1855. Bref, il fallait réagir pour sauver la démocratie tout en évitant que le suffrage universel ne se traduise par une poussée des socialistes, épouvantails de l'époque. «Les classes bourgeoises ont donc tout fait pour limiter son impact : vote obligatoire, mais aussi vote plural [les plus riches avaient deux ou trois voix, ndlr] qui ne disparaîtra qu'en 1919», explique Christian Behrendt, professeur de droit constitutionnel à l'université de Liège.
L'effet a été immédiat : dès 1894, l'abstention chute à 5,4%, menace de sanctions pénales à l'appui. Elles vont d'une amende (comprise aujourd'hui entre 30 et 150 euros) à l'exclusion des listes électorales pour dix ans. Mieux, «les fonctionnaires, qui doivent montrer l'exemple, peuvent être condamnés à ne pas être promus», s'amuse Christian Behrendt. Mais ces sanctions sont tombées en désuétude… sans que cela n'influe sur la participation. Il est vrai que «comme on oblige les citoyens à s'exprimer, le vote blanc et nul est reconnu», souligne Behrendt. Ainsi, en 2014, il pesait 5,77% des voix pour les élections fédérales (participation : 89,68%).
Aujourd'hui, «l'abrogation du vote obligatoire n'est pas un grand débat en Belgique, même si on en discute un peu plus en Flandre», note Dave Sinardet, professeur de sciences politiques à la Vrije Universiteit Brussel. «Côté francophone, le PS, le parti dominant, craint que cela ne lui nuise, car les études montrent que ce sont les couches de la population les moins favorisées qui s'abstiendraient», poursuit-il. Dans le nord du pays, les libéraux de l'Open VLD et, dans une moindre mesure, les chrétiens-démocrates du CD&V sont favorables à l'abrogation au nom de la liberté individuelle, mais aussi pour inciter les partis à aller chercher les électeurs et à ne pas vivre sur leurs acquis. «Comme le vote est obligatoire depuis cent vingt ans, il est difficile de dire quels seraient les effets d'une abrogation», estime Christian Behrendt. On peut en tout cas noter que si la Belgique francophone n'a jamais eu de parti d'extrême droite, la Flandre, elle, a longtemps dû s'accommoder d'un parti fasciste, le Vlaams Belang, aujourd'hui en voie d'extinction. Et, dans les deux régions, le vote est obligatoire.
(1) Le cens a été supprimé en France en 1848