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Libération

La crise identitaire française

publié le 13 mai 2015 à 17h36

Depuis une trentaine d’années - une génération - la France traverse une crise identitaire aiguë qu’elle a longtemps tentée de nier. Cela n’est plus possible, tant les symptômes sont devenus accablants : déclinisme obsessionnel symbolisé par des best-sellers, (Zemmour, Houellebecq, puis Todd) mais partagé par la population ; populisme conquérant et nationalisme renaissant, personnifiés par Marine Le Pen ; peur de la mondialisation, de l’Europe, de l’avenir ; rejet du pouvoir mais aspiration à l’autorité ; détestation des élites et mépris à l’égard des corps intermédiaires ; crainte de l’islam ; xénophobie ; hostilité croissante vis-à-vis de l’immigration. La France de 2015 est malade d’angoisse, atteinte par une perte de confiance globale et même par une étrange absence d’estime de soi. Aux yeux du monde, elle existe et elle compte, mais à ses propres yeux, elle n’est plus que l’ombre ou le spectre de ce qu’elle fut. Crise identitaire caractéristique.

Ce n'est pas une surprise, tant au fil des siècles, la France a toujours alterné triomphes et déroutes, conquêtes et recul, tantôt resplendissante et tantôt accablée, ivre de sa grandeur puis plongée dans la dépression, dégringolant de Napoléon à Louis XVIII et, pire, à Charles X, rebondissant avec le Second Empire pour s'effondrer à Sedan, arrachant la victoire en 1918 pour plonger dans la dépression des années 30, touchant le fond avec Vichy pour retrouver la flamme avec De Gaulle, inventant l'Europe et perdant l'Empire, conquérant la prospérité pour s'enliser dans la crise, apprivoisant la Ve République mais laissant percevoir, en 1968, autant de frustration que d'espérance pour aboutir à un enfermement dans une pathologie politique globale : la France ne sait plus ce qu'elle est, et a peur de le savoir.

On dira que les échecs économiques se succédant de gauche à droite depuis quarante ans, que les épreuves sociales qu’ils ont entraînées sont pour beaucoup dans la situation actuelle. Ils n’expliquent pas tout, puisque nombre de nations proches ont enduré pire, souffrent encore plus sans pourtant se désespérer autant que nous. Il y a une crise identitaire spécifiquement française, peut-être parce qu’étant le plus vieil Etat-nation d’Europe, nous acceptons moins bien que les autres le choc d’un changement exceptionnellement brutal et l’inefficacité des réponses politique successives.

D’autres facteurs entrent cependant en jeu. Si la mondialisation bouscule le monde entier - ce n’est pas Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon qui la stopperont -, des données nationales s’y ajoutent en nombre impressionnant. La France subit à la fois le choc mondial commun et des fractures nationales particulières. Celles-ci couvrent un territoire si complet qu’elles composent ce que Durkheim appelait une anomie, la destruction de règles traditionnelles aboutissant à un désenchantement morbide. Presque toutes les valeurs traditionnelles et les normes classiques se trouvent ici remises en cause, et la France s’épuise à faire face à la fois aux métamorphoses mondiales et aux ruptures nationales. Elle avait l’habitude d’un Etat fort, le plus autoritaire de l’Europe démocratique. Il se déconstruit : secteur économique public en peau de chagrin, collectivités territoriales bousculées, administration dépréciée, normes bureaucratiques contestées. Le jacobinisme se meurt.

Deux «Eglises» dominaient la France il y a cinquante ans, l’Eglise catholique et le Parti communiste. La première conserve une forte influence culturelle, mais elle a perdu l’essentiel de ses fidèles. Son emprise s’effondre. La seconde possédait jadis, comme l’Eglise catholique justement, un tissu social qui recouvrait tout l’Hexagone, catégorie par catégorie, activité par activité, province par province. Il n’en reste rien. De même les syndicats comptent-ils désormais proportionnellement les plus faibles effectifs d’Europe. La France était, depuis la Révolution, un pays de conscription. L’armée professionnelle, d’ailleurs valeureuse, a remplacé le service militaire d’antan. L’école était, il y a une génération, un creuset et un sanctuaire, protégé des violences du monde extérieur. Cette époque-là est révolue, et d’ailleurs la violence gagne la société tout entière. Structures, règles, normes, valeurs, tout vacille sans que la mondialisation en soi le facteur essentiel. La société française flotte, et recherche un nouvel équilibre.

Depuis janvier, on proclame plus que jamais, de toutes parts, que la réponse s'appelle la République. Fort bien, mais la République réussissait l'intégration, elle en semble incapable. Elle se glorifiait, à juste titre, de la promotion sociale et de la circulation des élites, elle ne peut plus le faire. Elle portait haut l'histoire, elle l'a déformée aveuglément ; elle incarnait surtout, c'était l'objectif de la Ve République, l'autorité démocratique. Celle-ci vacille. Elle proposait un projet collectif, celui-ci n'apparaît qu'en modestes pointillés. Elle affichait un modèle social, il semble épuisé. En somme, elle a besoin de se réinventer. Etat, société, politique.