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Libération
TRIBUNE

Qu’est-ce qu’une «politique du soutien» ?

par Damien Bright, Philosophe
publié le 13 mai 2015 à 17h36

Le 17 avril, Libération publiait un texte, «la Politique du soutien», de Frédéric Worms. L'auteur dans une entreprise de politique-fiction assumée, fait de cette expression le slogan du candidat de gauche pour la future présidentielle. N'est-ce pas un peu rapide et surtout doit-on, en tant que philosophe, ramener la politique à des slogans ? Une politique du soutien supposerait une transformation radicale de l'Etat et de la société.

Dès 2013, dans la Politique de l'individu, j'ai défendu la possibilité d'une telle approche. Après la modernité de la propriété et celle des droits sociaux, décrite par Robert Castel, place à la modernité des soutiens. Tandis que les droits sociaux, en tant que supports, n'arrivent plus à protéger les individus les plus vulnérables, les soutiens pourraient refabriquer de l'inclusion. Par «politique du soutien», j'entends des actions politiques, qui ne se substituent pas à l'individu pour parler et agir à sa place, mais qui visent à préserver ou à prolonger sa puissance d'agir, à l'augmenter par une prise en compte de ses capacités. On peut, bien sûr, comme dans cet article du mois d'avril, imaginer qu'une politique du soutien devienne le mot d'ordre du candidat de gauche à l'élection présidentielle de 2017. On peut également faire croire qu'une expression comme la «politique du soutien» permettra de gagner une élection, ce qui assoit l'idée qu'une campagne présidentielle est seulement une affaire de mots qui frappent pour attirer des électeurs, et non le résultat d'un programme de gouvernement.

Je crois, pour ma part, que les gouvernants sont très loin de la réalité d'une politique du soutien tout comme ils sont très loin de ce qui pouvait s'apparenter à une politique du «care» débattue à l'initiative de Martine Aubry au printemps 2011. Le soutien vaut comme une transcription politique du «care». Tout comme le «care», il s'adresse aussi bien à ceux qui peuvent déjà, et qui ont juste besoin d'être poussés un peu plus loin (c'est le sens des politiques de parité ou de discrimination positive), qu'à ceux qui sont dans la difficulté la plus grande, et confrontés à un risque d'extinction de leur humanité (c'est le sens de politiques d'aide aux migrants). Il s'agit de poser des politiques adressées aux individus, soucieuses de gommer les différents obstacles rencontrés en fonction du genre, de la classe, de la provenance nationale ou religieuse, mais aussi en fonction d'un handicap, d'une maladie, d'une dépression ; pour construire à la fois de la liberté et de l'égalité.

Dans le domaine de l’école, à quoi sert de défendre la zone grise d’un socle de compétences, qui ne fait rêver personne, et qui transforme l’école publique en gestionnaire des flux, alors qu’il faudrait susciter des envies de savoir et d’être, de grandir dans un monde commun en occupant une place ? Dans le soutien, il y a le fait de protéger (c’est la référence aux droits) mais il y a, en même temps, le fait de rendre capable.

Pourquoi la politique du soutien n’est-elle pas possible comme projet de gouvernement, et pourquoi ne sera-t-elle pas davantage réalisable en 2017, sinon sous la forme tronquée d’un slogan rassembleur ? Pourquoi, de la même manière, la politique du «care» est-elle largement reconnue et pratiquée dans la société civile, et refusée par la classe politique ? Parce que nos gouvernants sont le produit d’un système où l’on arrive au plus haut avec des renoncements qui dessinent autant de rites initiatiques du pouvoir : renoncement à l’imagination et à tout ce qui personnalise (les émotions, les rencontres désintéressées), renoncement à l’écoute de la population, renoncement à la mise au point nationale d’expérimentations locales. Des politiques nationales de soutien sont, pour l’instant, impossibles à cause même du fonctionnement des ministères et de leur bureaucratie abstraite inadaptée au pouvoir d’agir de la société civile. De plus en plus, nos gouvernants sont des exécutants de la politique européenne et les agents de l’Etat des exécutants de textes produits sans fin pour réformer l’école, l’université, le monde de l’entreprise ou l’accès aux soins. Nous sommes à l’ère du divorce absolu entre gouvernants et gouvernés.

Or, une politique du soutien ne se fait pas sans un «prendre soin» des individus et un «prendre soin» des institutions ou des collectifs. Qu’est-ce que le «prendre soin» ? C’est l’intégration de l’infra-politique dans le politique, de l’ordinaire dans l’extraordinaire du pouvoir. En quelque sorte, peu importe que la croissance revienne si ce retour ne change rien dans les vies ordinaires de tous les individus. Nous en sommes là en démocratie. Les jeunes étudiants de Maidan, en Ukraine, réclament l’intégration à l’Europe au nom d’une vie ordinaire rêvée des Européens (la possibilité de voyager, de vivre dans un logement convenable, d’étudier dans la paix, de rencontrer l’amour et l’amitié).

On ne demande malheureusement pas aux gouvernants de soutenir les vies des individus pour les rendre meilleures ou tout simplement vivables. On leur demande de produire, chaque jour, des normes et des lois, des lettres de cadrage qui, parfois, n’ont rien à voir avec la réalité des acteurs et des actrices, et qui ont tous les risques de les mettre en colère au lieu de les associer ou de les écouter. Car, ces acteurs ont du savoir-faire, de l’expérience et des idées à mettre en commun et à faire entendre. La révolution en France ? ce seraient des gouvernants qui écoutent, et qui construisent leur vision de la France à partir de cette écoute. Une politique du soutien ne vient ni de l’Etat exclusivement ni de la société exclusivement, mais d’un ensemble de relations complexes élaborées patiemment entre Etat et société civile.

Les politiques du soutien ne peuvent que laisser les femmes et les hommes de pouvoir sceptiques dans une France très bureaucratique. Elles ne se déploieront un jour que si les institutions peuvent se ré-instituer à partir des sujets, ce qui suppose de laisser toute leur place aux créations collectives. Le 11 janvier, une partie des Français s’est comportée en sujets politiques en dessinant, le temps d’une manifestation, un monde commun. Mais, une manifestation ne vaut pas politique. Une formule non plus.

Dernier ouvrage paru : «La politique de l'individu», Seuil, 2013.