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Libération
Décryptage

Patrick Devedjian, esclave des polémiques douteuses

L’ex-ministre UMP tente de relativiser la traite négrière en mettant en parallèle les captifs blancs des «Barbaresques».
publié le 15 mai 2015 à 20h16

INTOX

Au micro de France Bleu le 11 mai, Patrick Devedjian réagissait à la commémoration de l'abolition de l'esclavage par François Hollande, qui avait inauguré la veille un mémorial en Guadeloupe. Après avoir admis que «l'esclavage est une horreur…», Devedjian ne peut s'empêcher une touche de relativisme historique très spéciale : «[…] Mais c'est un crime mondial qui a été partagé par toutes les civilisations. Je rappelle que les plus nombreux esclaves ont été les esclaves des Barbaresques, c'est-à-dire des Turcs. Et que les Blancs européens, y compris les Français mais surtout les Italiens et les Espagnols, ont été esclaves de Constantinople pendant des siècles. Ça ne concerne pas seulement l'Afrique, ça concerne tout le monde.»

DESINTOX

Opposer l'esclavage des Blancs par les Barbaresques à la traite des Noirs, et affirmer que le premier a été équivalent voire plus important en nombre que le second, c'est quelque chose qu'on lit… essentiellement dans la galaxie des sites d'extrême droite. Certes, l'histoire de l'esclavage n'a pas commencé au XVIe siècle avec la traite et l'esclavage des Noirs. Depuis l'Antiquité, des prisonniers sont utilisés par des peuples de Méditerranée comme monnaie d'échange ou comme outil de travail. Les «Barbaresques» évoqués par Patrick Devedjian, en fait des corsaires musulmans du Maghreb (Maroc, Algérie) et de l'Empire ottoman, ont effectivement capturé des Européens et pratiqué l'esclavage, en particulier au XVIe siècle. Mais pour l'historienne américaine Gillian Weiss, auteure du livre Captifs et corsaires. L'identité française et l'esclavage en Méditerranée, la comparaison de Devedjian est «absurde». Et d'abord en termes d'échelle. «Plus de douze millions d'Africains noirs ont été transportés de l'autre côté de l'Atlantique entre le XVIe et le XIXe siècles. Un million, au plus, et probablement moins d'Européens blancs ont été capturés en Méditerranée.» Au-delà de sa comparaison numérique improbable, Patrick Devedjian amalgame aussi des formes de servitude très différentes. Comme l'explique Gillian Weiss, au XVIe siècle, les Européens capturés en Méditerranée sont le plus souvent des prisonniers de guerre et deviennent donc esclaves «par malchance» - en se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment. Le commerce triangulaire répond, lui, à une logique coloniale et une idéologie «racialiste». «Du XVIe au XIXe siècle, on considère que c'est le destin des Noirs que d'être esclave.» Portugais, Espagnols et Français achètent des Africains et les transportent par bateau jusqu'en Amérique, où ils sont revendus pour servir d'esclaves aux colons blancs.

Interrogé sur ses sources, Patrick Devedjian nous a répondu de manière évasive : «L'esclavage est d'abord un phénomène antique. L'Egypte, la Grèce, Rome, les Barbaresques d'Afrique du Nord qui alimentent leurs galères. L'esclavage d'Africains vers l'Amérique commence au XVIIe siècle. Lire Pétré-Grenouilleau.» Olivier Pétré-Grenouilleau, auquel renvoie Devedjian, est un historien qui a fait polémique lors de la sortie d'un ouvrage paru en 2004, les Traites négrières : il avait comparé l'importance numéraire des différentes traites dans l'histoire et déploré qu'on se focalise davantage sur l'esclavage transatlantique que sur les traites négrières intra-africaine ou orientale. Mais sans jamais affirmer, comme Devedjian, que l'esclavage des Européens par les Barbaresques a été le plus important dans l'histoire. La confusion du responsable UMP tient peut-être à une lecture rapide d'une interview donnée au Figaro, en 2006, du même Olivier Pétré-Grenouilleau. Interrogé sur un ouvrage d'un historien américain consacré à l'esclavage des Blancs, il déclarait : «Pour le XVIe siècle, le nombre des esclaves chrétiens razziés par les musulmans est supérieur à celui des Africains déportés aux Amériques», ajoutant immédiatement : «Il est vrai que la traite des Noirs ne prendra vraiment son essor qu'à la fin du XVIIe siècle, avec la révolution sucrière dans les Antilles.» Peut-être Devedjian a-t-il retenu la première phrase. Et oublié la suivante.