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Libération

L’Europe sans les peuples

publié le 27 mai 2015 à 18h36

Demain, vendredi 29 mai, il y aura dix ans jour pour jour que les Français ont rejeté par 54,67% des suffrages exprimés le référendum sur le traité constitutionnel européen. Ce fut à l'époque un coup de tonnerre d'une violence et d'un retentissement sans précédent.

La France, le pays qui avait lancé l’idée européenne - le fameux appel de Robert Schuman du 9 mai 1950 -, la nation qui, avec l’Allemagne, avait inspiré la plupart des initiatives et des étapes de la construction européenne depuis un demi-siècle, la France refusait tout net le passage à une Europe politique ouvrant la voie à une Europe fédérale. La France avait été à la pointe de tous les combats européens et soudain tournait casaque.

Il est vrai que, treize ans auparavant, le référendum sur le traité de Maastricht instaurant la monnaie unique n’avait été adopté que par 51,04% des votes et qu’il avait fallu que François Mitterrand, déjà très malade, jette tout son poids dans la balance pour arracher ce tout petit oui. Il est vrai aussi que l’Europe n’a, depuis sa naissance, cessé d’être contestée par les communistes, alors influents, par une bonne partie des gaullistes, toujours puissants, et par une extrême droite nationaliste sans cesse ascendante qui se bâtissait justement contre l’Europe et l’immigration.

La France accueillait à la fois le foyer de l’Europe (avec l’Allemagne) et, dès le départ et plus que partout ailleurs sur le Vieux Continent, le creuset du refus de l’Europe. Le pays de l’Europe et le pays du rejet de l’Europe. La nation de Jean Monnet, de Robert Schuman, de Valéry Giscard d’Estaing, de Jacques Delors, de François Mitterrand et la nation de Georges Marchais, de Philippe Seguin, de Charles Pasqua, de Philippe de Villiers et de la famille Le Pen. La nation des socialistes européens et des socialistes souverainistes, des gaullistes europhiles et des gaullistes europhobes. La France de toujours, singulière, prophétique et contradictoire.

Il est vrai enfin que la campagne de 2005 avait été pitoyable, avec des partisans du oui d'une maladresse infinie et d'un ennui incommensurable, et avec des partisans du non d'une rage farouche et d'une imagination fantasmatique. Le traité n'était pas parfait et n'aurait jamais dû être présenté aux votes lestés par des annexes rédhibitoires. L'entrée en lice des réseaux sociaux - ce fut leur première campagne - permit de répandre les bruits les plus absurdes et les allégations les plus mensongères. L'émission calamiteuse de Jacques Chirac sur TF1, avouant ne pas comprendre les jeunes gens qui l'interpellaient résume bien la campagne.

Le oui ressemblait à un arrêté ministériel et le non à un cahier de doléances. La partie était inégale. L’engagement des éditorialistes en faveur du oui produisit l’effet contraire au résultat recherché, mobilisant l’éternel antiélitisme tricolore. Dix ans après, le bilan n’est pas glorieux. La France a perdu son prestige européen, et l’Europe est moins française que jamais. La France avait bien souvent été l’imagination de l’Europe, elle en est devenue la mauvaise conscience. Pendant cinquante ans, la France avait inventé l’Europe, elle s’en détourne et la regarde trop souvent comme une occasion manquée. La France marquait l’Europe, elle s’efface. Les hauts fonctionnaires français tenaient le haut du pavé à Bruxelles, ils occupent maintenant des strapontins. L’Europe parlait le français, elle parle l’anglais. La France est moins européenne, et l’Europe est moins française.

La France rêvait d’une Europe politique, d’une Europe-puissance, d’une Europe parlant de pair à égal avec Washington, Moscou ou Pékin. Elle n’est qu’une mécanique économique de plus en plus sophistiquée, technique, faisant face aux crises successives qui l’agressent, renforçant à juste titre la régulation du marché, favorisant les échanges et les investissements, mais incapable de définir un projet social, d’incarner une volonté politique. En une décennie, la France s’est déclassée en Europe et l’Europe s’est déclassée dans le monde.

Lorsqu’on observe les résultats électoraux en Europe, on constate la montée impressionnante d’une Europe protestataire. Elle est tantôt rouge romantique, en Grèce ou en Espagne, tantôt noire angoissant en Hongrie, en Angleterre (l’Ukip), en Pologne maintenant, et bien entendu en France avec le clan Le Pen. Partout, ce sont les protestations contre l’Europe qui progressent, même lorsque la situation s’améliore (Irlande) ou réussit franchement (Pologne). En somme, la France a comme toujours donné le ton. Le non du 29 mai 2005 a ouvert une nouvelle phase où l’espérance européenne a laissé la place au ressentiment national, voire nationaliste.