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Libération
face à face

Athènes pieds et pions liés

L’absence d’accord, dimanche soir, avec le FMI et la zone euro, rapproche la Grèce d’un défaut de paiement. A Bruxelles, la partie s’annonce d’autant plus tendue.
(Dessin Laurent Blachier)
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles
publié le 14 juin 2015 à 20h06

La partie d’échecs qui se joue entre la Grèce, d’une part, la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI), d’autre part, s’est achevée dimanche soir sur un revers. Aucun accord sur les coupes budgétaires et les augmentations d’impôts, destinées à assurer l’équilibre des comptes publics, n’a été trouvé (1). Et Athènes, qui doit rembourser 1,6 milliard d’euros au FMI et 6,7 milliards à la Banque centrale européenne en juillet, risque de ne pas recevoir cet été l’argent promis (7,2 milliards d’euros). Le pays est plus que jamais proche du défaut de paiement : un saut dans l’inconnu qui pourrait le conduire à abandonner l’euro.

Les discussions sont d'autant plus difficiles à suivre qu'elles se déroulent à huis clos et que les intervenants sont multiples. Chacun envoie des messages contradictoires, d'où l'accumulation de bulletins de «victoire» suivis d'annonces de catastrophe imminente. Libération s'est plongé dans les maquis bruxellois, athénien et washingtonien, afin de mieux identifier les pièces de cette partie d'échecs dont l'enjeu est le maintien d'Athènes dans la zone euro.

En blanc : les créanciers

Même s'il a prêté beaucoup moins que la zone euro (32 milliards sur un total de 251,5 milliards), le FMI se montre le plus intransigeant à l'égard de la Grèce. Il exige notamment une réforme immédiate du système de retraite et une forte augmentation de la TVA afin d'éviter que les comptes publics ne replongent dans le rouge, ce qui l'obligerait à intervenir à nouveau. Les pays pauvres et émergents, membres du board du FMI, poussent en ce sens, car ils n'ont pas digéré le traitement de faveur accordé à la Grèce, l'institution n'ayant jamais aidé dans de telles proportions un pays en difficulté, surtout un pays riche… Christine Lagarde, la directrice générale, doit donc tenir compte de cet équilibre interne lorsqu'elle négocie au sein de l'Eurogroupe, l'enceinte qui réunit les 19 ministres des Finances de la zone euro.

Au quotidien, le travail de négociation est assuré par le Danois Poul Thomsen, le directeur «Europe» du FMI. C'est un dur de dur, le seul membre de la «Troïka» (FMI, BCE, Commission), l'organe chargé de négocier les programmes de réformes depuis rebaptisé «groupe de Bruxelles», qui est là depuis le début de la crise, en 2010. «Il est devenu au fil du temps très insultant à l'égard des Grecs», regrette un négociateur européen. Il pèse d'autant plus que le FMI doit apporter 3,2 milliards d'euros de la dernière tranche d'aide.

Aux côtés du FMI, la zone euro est divisée : elle est représentée à la fois par la Commission, la BCE et les Etats membres, chacun ayant des préoccupations différentes. Ainsi, la Commission essaie d'être dans le rôle de l'honnête courtier afin de sauvegarder l'unité de la zone euro. A la manœuvre, au niveau politique, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de l'exécutif européen, et le Français Pierre Moscovici, commissaire chargé des Affaires économiques et monétaires. Au premier, le contact quotidien avec Paris, Berlin et Francfort, au second avec la Grèce et le FMI. Juste en dessous, trois personnages plus discrets : l'Allemand Martin Selmayr et le Français Luc Tholoniat, respectivement chef de cabinet et conseiller économique de Juncker, ainsi que le Français Olivier Bailly, chef de cabinet de Moscovici. Au quotidien, c'est l'Irlandais Declan Costello, l'un des directeurs de la direction générale des affaires économiques et financières de la Commission, qui négocie avec les Grecs, en liaison avec Juncker et Moscovici, au sein du groupe de Bruxelles. C'est un homme de compromis qui n'est pas du côté des durs du FMI.

Du côté de l'Eurogroupe, son président, le ministre des Finances néerlandais, Jeroen Dijsselbloem, et l'Austro-Américain Thomas Wieser, patron de l'Euro Working Group, l'instance de préparation de l'Eurogroupe réunissant les directeurs du Trésor, sont les deux personnalités clés. Ils sont issus de pays réticents à toute aide supplémentaire à la Grèce. La BCE, plus en retrait depuis que l'Italien Mario Draghien a pris les rênes, fin 2011, est représentée par le Français Benoît Cœuré, membre du directoire. Comme son patron, il est soucieux de maintenir la Grèce dans la zone euro.

Tous ces négociateurs se retrouvent dans plusieurs enceintes : le groupe de Bruxelles, bien sûr, où la Commission (Declan Costello), le FMI (Poul Thomsen), la BCE et le Mécanisme européen de stabilité (MES) discutent avec le négociateur grec, George Chouliarakis. Le «groupe de Washington», créé après la réunion du FMI d'avril à Washington, réunit Christine Lagarde, Benoît Cœuré et Pierre Moscovici afin de coordonner la position des «institutions». Et, enfin, le «groupe de Francfort» dont le but est de faire entrer les Etats membres dans la danse : aux côtés de l'Italien Marco Buti (directeur général chargé des affaires économiques et financières à la Commission), de Poul Thomsen, Benoît Cœuré et Thomas Wieser, on retrouve les directeurs du Trésor allemand, français, italien et espagnol.

A ces différents aréopages, il faut ajouter les Etats membres et surtout l'Allemagne et la France : la chancelière Angela Merkel et le président François Hollande ont dû s'impliquer, à leur corps défendant, dans une négociation qu'ils auraient voulu laisser à leur ministre des Finances. Ils entretiennent désormais un dialogue serré avec Aléxis Tsípras, qui réclame depuis son élection un traitement «politique» de la crise grecque. Angela Merkel a même marginalisé son très intransigeant grand argentier, Wolfgang Schäuble, qui était prêt à tenter le Grexit pour mettre à genoux Syriza… Les autres capitales sont aussi aux aguets puisque, au final, ce sont elles qui devront approuver tout compromis négocié avec la Grèce.

 En noir : les Grecs

Face à la multiplicité des créanciers, on pourrait s'attendre à une plus grande cohésion de l'unique débiteur. Il n'en est rien, tant la majorité qui dirige la Grèce est divisée. A la fois entre Syriza et Anel, le parti de droite radicale souverainiste dirigé par Pános Kamménos, auquel Aléxis Tsípras a choisi de s'allier, lui confiant le portefeuille de la Défense, et, au sein même de la confédération de partis qu'est Syriza, entre l'extrême gauche communiste antieuropéenne (entre 40 et 45 % des membres du comité central) et les pro-européens rangés derrière le Premier ministre.

Ce dernier navigue entre ces forces centrifuges qui devront, au final, approuver un éventuel compromis lors d'un vote à la Vouli, le Parlement monocaméral grec. Aléxis Tsípras cherche donc un compromis, mais en faisant le moins de concessions possible. Dans un premier temps, il a laissé le champ libre à son ministre des Finances, Yánis Varoufákis qui, se signalant surtout par ses déclarations à l'emporte-pièce, s'est rendu insupportable à l'ensemble de ses collègues de la zone euro : «Lui et son équipe sont des brutes», dit un négociateur européen. Mais, dans le même temps, Tsípras a chargé l'un de ses proches, un discret et compétent maître de conférences en intégration économique européenne à l'université de Manchester, George Chouliarakis, de négocier avec ses partenaires au sein du «groupe de Bruxelles». C'est à lui que l'on doit l'accord du 24 février entre l'Eurogroupe et la Grèce, qui a permis la prolongation du second plan d'aide jusqu'au 30 juin. Mais Yánis Varoufákis l'a ensuite remplacé par l'un de ses hommes liges, un secrétaire général du ministère des Finances dont la mission semble avoir été de ne surtout pas négocier…

Face à l'urgence, Tsípras a remanié son équipe de négociation le 27 avril en rappelant Chouliarakis et en écartant Varoufákis au profit d'un autre économiste, Euclide Tsakalotos, ministre délégué aux Affaires étrangères chargé des Relations économiques internationales. Lors de la constitution du gouvernement, Tsakalotos avait refusé d'être placé sous les ordres de Varoufákis. C'est la raison pour laquelle on lui a taillé sur mesure un poste dépendant des Affaires étrangères. Un choc d'egos, car les deux hommes sont tous deux issus du système éducatif anglo-saxon et idéologiquement proches. Ainsi, Tsakalotos est plus britannique que grec, tout comme Varoufákis est plus australien que grec : pur produit d'Oxford, marié à une Britannique, parlant beaucoup mieux anglais que grec, le ministre délégué est idéologiquement eurosceptique, comme le sont les Britanniques, et trotskiste, comme l'est l'aile gauche du Labour. Mais, s'il est tout aussi dur que Varoufákis, il est infiniment plus tacticien. Pour coiffer politiquement ce tandem technique, Tsípras a désigné deux de ses proches : Níkos Pappás, ministre d'Etat sans portefeuille, et le vieux Yánnis Dragasákis, vice-Premier ministre, sans doute le seul communiste grec à avoir fait la London School of Economics (LES) : ce dernier est en effet un ancien responsable du KKE, le PC stalinien local.Mais Varoufákis n'est pas totalement écarté : Aléxis Tsípras l'utilise régulièrement pour souligner à quel point il est, lui, modéré…

Ces six hommes, rejoints par Giórgos Stathákis, le ministre de l'Economie, Gabriel Sakellarídis, le porte-parole du gouvernement et, parfois, par Tassos Koronakis, le secrétaire général de Syriza, forment le «groupe politique de négociations» qui se réunit régulièrement dans le bureau du Premier ministre. On constate qu'aucun antieuropéen de Syriza ne figure dans ce groupe : Panagiótis Lafazánis (ex-KKE), le ministre de l'Energie, ou encore Zoé Konstantopoulou, la présidente de la Vouli, les deux porte-parole de l'aile dure, sont soigneusement tenus à l'écart, tout comme Pános Kamménos, le patron d'Anel…

(1) Un éventuel accord devra être validé par l'Eurogroupe puis par un certain nombre de Parlements nationaux (Allemagne, Finlande, etc.) avant que l'argent ne soit versé.