Cette fois, Aléxis Tsípras a joué le jeu. Le chef du gouvernement grec a fait des propositions enfin claires et précises au Conseil européen. S’il avait procédé ainsi depuis des mois, comme cela lui avait été demandé une dizaine de fois, la crise grecque aurait pu être canalisée, sinon réglée (il y faudra plus de dix ans) sans la dramaturgie démesurée et périlleuse qui l’a accompagnée.
Il ne s’agit pas de prétendre que, dans ce psychodrame européen inutile et nuisible, tous les torts soient grecs. Ce n’est pas le cas. Le FMI a longtemps imposé à la Grèce, avant la victoire de Syriza, une austérité brutale et inefficace qui a compliqué la situation, comme il a d’ailleurs fini par le reconnaître à mi-voix. Les Européens eux-mêmes, divisés et contradictoires, ne sont pas innocents. Angela Merkel a beaucoup hésité et a beaucoup varié, comme toujours. La France s’est montrée plus sympathique que décisive. Les nombreux Etats qui avaient eux-mêmes consenti de terribles efforts pour améliorer leur situation (Etats baltes, Irlande, Portugal, Espagne, Finlande, certains pays de l’Est) n’ont pas accepté que la Grèce puisse en être dispensée, surtout à leurs frais. La Commission s’est longtemps montrée rigide avant que Jean-Claude Juncker n’impose une méthode plus ouverte et plus constructive. Bref, les responsabilités sont partagées, d’autant plus que Bruxelles a toujours connu la réalité des dérives grecques. Aléxis Tsípras a hérité d’une situation infernale et anxiogène.
Son apprentissage du pouvoir a donc été chaotique. La victoire de Syriza s’était construite sur le rejet et le mépris de la gauche et de la droite traditionnelle. La situation économique et sociale était dramatique. La gauche radicale l’avait emporté sur le grand air de la rupture. Avec elle, ce serait, elle le jurait, la fin de l’austérité, le rétablissement de conditions de vie plus humaines. Les retraites seraient rétablies à leurs niveaux antérieurs, les fonctionnaires licenciés seraient réintégrés, on n’expulserait plus, on ne couperait plus courant électrique ou eau potable, on augmenterait le Smic. On rêvait tout haut. Les Grecs, sans vraiment le croire, espéraient néanmoins un répit, une humanisation de leurs conditions de vie.
Le gouvernement de Syriza a cependant commencé en lançant sur ses partenaires européens anathèmes et imprécations. C'était d'ailleurs le leitmotiv d'Aléxis Tsípras durant la campagne. Avec une éloquence mélenchonnienne, le jeune leader ayant fédéré les extrêmes gauches fustigeait la classe dirigeante grecque, corrompue et inefficace (il avait raison), et les autres pays européens, aveugles et égoïstes (c'était nettement moins vrai, ne serait-ce qu'en raison des prêts gigantesques consentis). Couronné par le peuple, Aléxis Tsípras a mis plus d'un trimestre à passer du personnage du tribun déchaîné à celui du gouvernant lucide. On peut considérer que c'est peu, compte tenu de son inexpérience et de celle de la plupart de ses amis. On peut comprendre que l'héritage de l'extrême gauche d'origine communiste - la Résistance, la guerre civile, les colonels - ne préparait pas aux responsabilités. On peut intégrer la tradition grecque du verbe tragique et démesuré, avec ses accents romantiques très XIXe siècle. Il y a eu, jusqu'à cette semaine, comme un pastiche de la guerre de Troie, lorsque les guerriers grecs vociféraient d'effrayantes menaces avant la bataille pour terrifier leurs ennemis.
Insulter leurs partenaires et créanciers - comme Varoufákis s’en est fait une spécialité - n’était pas une entrée en matière très clairvoyante. Promettre sans tenir, annoncer des propositions détaillées, crédibles mais introuvables avait quelque chose d’un déni enfantin. Proclamer, sans cesse, que le vote démocratique des Grecs changeait tout était une illusion : le vote grec était parfaitement légitime et légal, mais il n’effaçait en rien le vote tout aussi légitime et légal des dix-huit partenaires de la zone euro. Il fallait tenir compte et de l’un et des autres, savoir que le poids des créanciers est souvent plus lourd que celui des emprunteurs, même quand personne n’a intérêt à l’échec. Aléxis Tsípras a longtemps cru qu’un affrontement politique théâtral le placerait en position de force, alors que des négociations techniques le mettraient en difficulté. Il s’est rendu compte que l’affrontement était sans issue, et que des négociations pouvaient aboutir avec assez de concessions de part et d’autre pour que les citoyens grecs ne se sentent pas trahis, même si les militants s’arrachent les cheveux. Cette semaine, Aléxis Tsípras est devenu Premier ministre.