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Libération
Décryptage

Les buralistes fumasses

Santé. Les professionnels du tabac se sont mobilisés mercredi contre le projet de paquets neutres. Le ministère les invite à diversifier leur activité.
Paris, le 22 juillet 2015. Manifestation des buralistes pour protester contre la mise en application du paquet de cigarerettes anonyme. (Photo Laurent Troude)
par Laure Equy, Rim Bossard et Rémi Carlier
publié le 22 juillet 2015 à 19h56

Devant le siège parisien du PS, mercredi matin, il fallait se frayer un chemin… dans une colline de carottes. Surprise offerte par les buralistes en colère, en ouverture de leur journée de mobilisation nationale. La commission des Affaires sociales du Sénat examinait le projet d’instauration de paquets de cigarettes neutres, l’une des mesures phares de l’arsenal antitabac du projet de loi santé de la ministre Marisol Touraine. Puis, c’est devant son ministère qu’un camion a déversé une cargaison de pétitions. Signées par plus de 4 millions de personnes, elles résument la colère des débitants de tabac, venus à 2 000 de toute la France, pour l’exprimer aux abords du Sénat à l’heure du déjeuner.

Satisfaction, quelques heures plus tard, puisque la Chambre haute, à majorité de droite, a supprimé l'introduction du paquet neutre. Mais ce n'est qu'un petit répit : le gouvernement, qui milite ardemment pour cette mesure visant à «casser l'attrait du tabac», ne manquera pas de la réintroduire quand le texte sera de retour à l'Assemblée.

Raisons de la colère

«La situation est dramatique pour nous, la ministre se trompe de cible, lance Pascal Montredon, président de la Confédération des buralistes. Nous voulons être associés à la baisse du tabagisme, mais là ça n'est pas de la prévention que ça va engendrer, c'est de la concurrence déloyale !» Les manifestants n'ont que ce mot à la bouche : le marché parallèle, une «véritable gangrène pour le pays». Avec le paquet neutre, selon eux, les acheteurs vont se tourner encore plus vers les autres pays européens. Contrebande ou importation légale par des particuliers, ce marché représente déjà 26,3 % de la consommation totale, d'après une étude de KPMG en 2014. La proposition de faire monter le prix du paquet de cigarettes à 10 euros, initiée par la députée PS Michèle Delaunay, n'est pas oubliée. «Avec un prix pareil, tous nos clients vont disparaître. On n'aura plus qu'à mettre la clé sous la porte», s'emporte le président du syndicat des débitants de tabac du Vaucluse, Gilles Garnier.

Profession en crise

Ils se revendiquent comme étant le premier commerce de proximité en France. Les buralistes sont, en effet, plus nombreux dans l'Hexagone que les pharmacies ou les postes. Près de 26 000 au total, soit un point de vente pour 2 500 habitants. Une moyenne qui ne traduit pas leur répartition, assez disparate, sur le territoire. Les régions frontalières sont mortifères, au sud comme au nord, là où les clients préfèrent se fournir dans des pays voisins aux coûts inférieurs. Madame Zdun, qui tient son PMU à Hayange, à une vingtaine de kilomètres du Luxembourg, en sait quelque chose : «Là-bas, pour deux cartouches achetées, vous en avez une troisième gratuite. Et le paquet coûte environ 5 euros… Autant vous dire que les jeunes y remplissent leurs coffres !»

Sans surprise, les grandes agglomérations concentrent le plus de bureaux de tabac. Pourtant, la moitié des buralistes officient dans des communes de moins de 3 500 habitants. En 2014 ils réalisent 17,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires global, presque moitié moins qu’en 2011. Une baisse significative qui s’accompagne de la disparition de plus de 1 000 bureaux l’année dernière, et de près de 6 000 en dix ans.

Principale cause de cette hécatombe : la hausse continue du prix du tabac ces dernières années, non-corrélée avec la rémunération des buralistes. Ces derniers touchent moins de 7 % sur le prix de vente d’un paquet. Si celui-ci passe à 10 euros comme le souhaite la ministre, cette rémunération n’augmentera pas, du fait de la baisse de la consommation engendrée. Reste que les revenus des buralistes sont très inégaux, en fonction de leur position géographique. Si les petits bureaux ruraux ou frontaliers font un bénéfice moyen annuel de 18 000 à 40 000 euros, les plus grosses enseignes peuvent gagner plus de 540 000 euros. Principalement à Paris et sur la Côte d’Azur.

Pistes sur la table

Dans la foulée du vote du projet de loi Santé, en avril, à l'Assemblée, les députés PS ont monté un groupe de travail pour se pencher sur «l'avenir du métier de buraliste». Pas seulement pour soutenir la profession, mais pour accompagner son évolution inévitable, compte tenu du changement de culture sur le tabac. Son président, Frédéric Barbier, propose de revaloriser d'un ou deux points la commission touchée par le buraliste sur un paquet (7 %) aux dépens de la marge dégagée par le fabricant : «Si le marché chute de 10 % d'ici 2020, il ne faut pas qu'il y ait de manque à gagner pour les buralistes.»

Un autre levier est sur la table, cette fois pour inciter à vendre moins de tabac : la commission pourrait être dégressive au fil des paquets vendus, ce qui permettrait de soutenir davantage les petits commerces. Michèle Delaunay, qui milite pour «une sortie du tabac en 2030», est aussi sur cette ligne. Elle veut également interdire la vente dans les relais des gares ou dans les cafés, et appelle à «un grand plan de la lutte contre le commerce parallèle». Le groupe de travail veut, par ailleurs, rendre le paquet de cigarettes traçable, sur le modèle des médicaments. La majorité appelle d'ailleurs à l'harmonisation fiscale «par le haut» du prix du tabac, pour que les zones frontalières ne soient plus soumises à des écarts de prix qui annulent tout l'effet d'une politique antitabac menée par un Etat membre. Une résolution pour accorder les politiques européennes sur la lutte contre le tabac a été votée, en juin, par les députés.

Enfin, le groupe de travail planche sur la diversification des activités du buraliste. Barbier cite la possibilité de remettre un recommandé quand la Poste est fermée, ou des documents officiels, hors des horaires d'ouverture d'une mairie. «Il faut s'appuyer sur ces structures de proximité qui maillent très bien le territoire, et sur leur amplitude horaire large, pour leur confier des missions supplémentaires de service public», suggère le député PS qui rendra ses pistes en septembre. Pour Pascal Montredon, il n'y a pas de solution alternative : «Les missions de service public qui nous avaient été promises, seront plutôt confiées aux bureaux de poste. Et la vente de timbres pour les passeports va pouvoir se faire sur Internet. On va servir à quoi ?»

L’exemple australien

Premier pays au monde à avoir instauré le paquet neutre en 2012, l’Australie devrait être suivie par la France et la Grande-Bretagne en 2016, l’Irlande en 2017. La Hongrie y réfléchit. Marisol Touraine a réuni lundi, à Paris, une alliance de pays favorables au paquet neutre, qui l’ont mis en œuvre ou comptent le faire.

La ministre de la Santé brandit souvent l'exemple australien pour vendre ce dispositif, antimarketing à souhait. Elle s'appuie, dit-elle, sur des «premiers résultats prometteurs». «Le nombre de nouveaux fumeurs diminue et le nombre de ceux qui arrêtent augmente.» Selon le Comité national contre le tabagisme (CNCT), la consommation de tabac a diminué en Australie de 3,4 % entre 2012 et 2013. Le parallèle est toutefois un peu biaisé, l'Australie ayant, en même temps, fortement augmenté les tarifs (14 euros le paquet).

Les professionnels du tabac, eux, font remarquer que l'île, par définition, ne pâtit pas d'une concurrence frontalière, contrairement à la France. Et ils minimisent la baisse de la consommation depuis l'instauration du paquet neutre. «On n'a pas la démonstration de l'efficacité du paquet neutre, admet la députée socialiste Michèle Delaunay. Mais je note que les cigarettiers et les buralistes le jugent inutile et en même temps s'y opposent fortement. J'en déduis, par l'absurde, que cela peut avoir un petit rôle quand même.»