Victime de son succès. La plateforme de pétitions en ligne de l'ONG Avaaz, saturée de requêtes, est sur le point de s'effondrer. Dans une lettre à ses adhérents, le fondateur, Ricken Patel, propose de «tout reconstruire à zéro» pour élaborer «la plus ambitieuse architecture informatique au service du changement politique jamais vue». La petite équipe n'avait pas prévu que le phénomène pétitionnaire, démarche plus que centenaire, serait relancée par le Web avec une telle ampleur.
Les pétitions en ligne, qu’est-ce que c’est ?
En quelques années, en parallèle de l'avènement des réseaux sociaux, les sites hébergeant des pétitions en ligne se sont développés de manière exponentielle : Avaaz.org, Change.org, Mesopinions.com, Wesign.it… Des centaines de millions de personnes à travers le monde y participent. La France n'échappe pas à la mode : les deux poids lourds américains, Avaaz et Change, comptent respectivement 4,2 millions et 5 millions d'utilisateurs dans l'Hexagone. De la lutte pour interdire au roi saoudien de privatiser une plage sur la Côte d'Azur à la naturalisation du «héros» de l'Hyper Cacher, Lassana Bathily, en passant par la sauvegarde d'une classe dans une école d'Orléans (Loiret), l'extrême diversité des objets de mobilisation reflète aussi l'actualité du moment. Au hit-parade des sujets mobilisateurs, trois thèmes : la transparence de la vie politique, les questions de justice économique et l'environnement. «Les gens sont devenus plurithématiques, éphémères. Ils ont des combats ponctuels qu'ils multiplient sur une année, constate Nicolas Vanbremeersch, auteur d'un livre sur le sujet (1). La très large majorité de ces pétitions porte sur des sujets locaux, avec un faible nombre de signatures, ce qui n'est pas nouveau. A côté de cela, il y a de grandes pétitions internationales, avec des mots d'ordre qui parlent aussi aux Français. Ça, c'est tout à fait récent.»
Le profil des signataires est lui aussi très hétérogène. Le militantisme sur Internet n'est plus réservé aux jeunes connectés, selon Nicolas Vanbremeersch, patron de l'agence de communication numérique Spintank : «Quand on prend la carte des données de Change.org, c'est une vraie photographie de la France, le phénomène concerne tout le monde. Il y a juste un peu plus d'urbains, comme dans tout phénomène de participation politique.»
Lancer une pétition, comment ça marche ?
La politique du clic s'est démocratisée et la souris est devenue un outil militant, au même titre que la pancarte ou le mégaphone. Le principe est simple. L'internaute révolté se connecte sur l'une des plateformes de pétitions, crée un profil et peut alors lancer un appel, en quelques minutes, avec un message à un ou plusieurs destinataires : entreprises, ONG, parlementaires, ministres et même le président de la République. «C'est vrai que c'est très simple car plus il y a de barrières, moins les citoyens agissent. Nous, on facilite l'engagement citoyen», se vante Benjamin des Gachons, directeur France de Change.org. Ses administrateurs ne filtrent donc aucune pétition a priori, «pour permettre de voir émerger le plus grand nombre de points de vue. Nous ne voulons pas être marqués idéologiquement, mais si une pétition prône quelque chose d'illégal, on la ferme».
A l'inverse, certains sites comme Avaaz se réservent le droit de réguler les revendications afin qu'elles soient en cohérence avec leurs valeurs et celles de leurs sympathisants. La pétition lancée, l'internaute peut ensuite compter sur la viralité des réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, pour la rendre visible et maximiser le nombre de signataires. «Sans les réseaux sociaux, les pétitions n'existeraient pas, car ils permettent à la communauté de s'organiser, de discuter collectivement et de partager des liens», explique Nicolas Vanbremeersch.
Les sites de pétitions ont su surfer sur la vague avec différents modèles économiques : dons et participations financières des internautes, encarts publicitaires, campagnes sponsorisées par des ONG, revente de mails à des fins de sollicitation… Certains ont trouvé leur équilibre pour se positionner comme de véritables leviers à buzz. Et peuvent même revendiquer plusieurs «victoires» emblématiques.
Change.org, le «YouTube de la pétition», est de ceux-là. L'un de ses succès les plus retentissants est celui d'Adrien Sergent. A 19 ans, ce jeune développeur qui a arrêté ses études décide d'utiliser le site, en avril 2013, pour s'attaquer à la réforme du régime des autoentrepreneurs lancée par Sylvia Pinel, à l'époque ministre de l'Artisanat, du Commerce et du Tourisme. Avec son mouvement des «Poussins», il recueille 141 000 signatures en moins d'un an et le soutien de plusieurs députés. Le cabinet de la ministre et les défenseurs du projet de loi sont harcelés de messages par les signataires jusqu'à ce qu'ils plient et réaménagent le texte. «Le numérique est un formidable moyen pour connecter les gens, former une communauté pour avancer main dans la main, raconte Adrien Sergent. On peut affirmer qu'on a créé notre propre démocratie en ligne.» Le jeune «citoyen engagé», aujourd'hui âgé de 22 ans, n'a pas dit son dernier mot et milite pour un assouplissement de la cotisation foncière pesant sur les autoentrepreneurs.
Un engagement politique au rabais ?
Toutes les pétitions, cependant, ne se transforment pas en succès. Dans la très grande majorité des cas, elles n'atteignent pas leur objectif, preuve qu'il est compliqué de mobiliser par un simple clic. Nicolas Vanbremeersch tient à relativiser le phénomène : «La pétition est un des moyens de s'organiser de manière massive et rapide. Mais c'est une démarche ponctuelle, éphémère et émotionnelle, qui se transforme rarement en un mouvement durable.» Un constat que ne partage pas Benjamin des Gachons : «Signer une pétition, c'est un véritable engagement, le premier pas vers plusieurs séries d'actions. On a pu s'apercevoir à plusieurs reprises que les pétitionnaires arrivaient à s'organiser, par exemple à travers des collectes de fonds, pour agir en justice.»
Mais la surabondance de pétitions peut être préjudiciable aux causes défendues. Les plateformes se multipliant, des doublons peuvent apparaître, avec le risque de limiter leur impact en éparpillant les signataires. François Jeanne-Beylot est spécialiste de l'intelligence numérique au sein de l'entreprise Troover et professeur associé à l'Ecole de guerre économique. Selon lui, «les gens sont sursollicités sur le Web, il y a une multiplication des causes et des sites plus ou moins fiables. Avec ce phénomène viral, ça devient compliqué de rendre une pétition vraiment visible». Ce que conteste Benjamin des Gachons : «L'essor du nombre de plateformes permet un engouement et une émulation. Ce mouvement est un signe d'espoir face à la morosité ambiante.»
(1) «De la démocratie numérique», paru en mars 2009 aux éditions du Seuil.