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Désintox

NKM perdue dans l'essence du droit d'asile

La numéro 2 de LR dénonce les largesses françaises dans la gestion des ressortissants des pays dits «sûrs». Attention, gros contresens.
Nathalie Kosciusko-Morizet, le 14 avril 2015 à Paris. (Photo Loïc Venance. AFP)
publié le 4 septembre 2015 à 12h22

INTOX. Comment accueillir les réfugiés ? Face à cette question, les membres du parti Les Républicains jouent les équilibristes. Soucieux de montrer leur fermeté vis-à-vis d'une partie de l'électorat de droite… sans pour autant avoir l'air de revenir sur le principe du droit d'asile. En résulte un élément de langage passe-partout : il faut revenir à l'«essence» de l'asile. Fort bien. Mais concrètement ? Quand on passe aux travaux pratiques, les choses se compliquent un peu. Les contrevérités et propositions farfelues affleurent.

Le 31 août, au micro de BFMTV, Nathalie Kosciusko-Morizet, la numéro 2 de LR (ex-UMP), s'insurgeait contre les supposées largesses de la France vis-à-vis des ressortissants des pays «sûrs». «Je crois qu'il faut restaurer le droit d'asile dans son essence, parce qu'à force de le mélanger, on l'abîme et on risque de le tuer. Par exemple, il y a la question de la liste des pays sûrs. Quand on vient de ces pays-là, on n'a quand même pas vocation à demander le droit d'asile. Il y a des pays où il n'y a pas de guerre, pas de persécutions. Si vous demandez l'asile et que vous venez d'Allemagne, vous voyez ! La liste des pays sûrs n'est pas la même partout en Europe, ce qui est aberrant. […] Et même en France, quand vous venez d'un pays sûr, vous pouvez quand même demander le droit d'asile !»

La France serait ainsi coupable de dévoyer le droit d’asile en autorisant (à la différence d’autres pays, selon elle) des demandes émanant de ressortissants des pays sûrs.

DESINTOX. Dans le but de lutter contre les demandes jugées abusives, la France a mis en place dès 2003 une liste des pays sûrs – actuellement 16 pays (1). Il s'agit d'Etats censés donner des garanties en matière d'absence de persécutions et de violences à l'encontre des citoyens. Les ressortissants de ces Etats peuvent faire une demande d'asile en France, mais ne sont pas traités de la même manière que les demandeurs issus d'autres pays, puisqu'ils sont soumis à une procédure accélérée d'une durée de quinze jours. Soit très peu de temps pour préparer un récit et rassembler les preuves qui doivent permettre d'obtenir le statut. Selon ce rapport du Sénat, 90% des demandes d'asile de ressortissants de pays sûrs sont ainsi traitées en procédure prioritaire, laquelle débouche sur un taux d'accord sensiblement inférieur à celui des procédures normales (7,9% contre 21,6% pour les premières demandes).

Mais contrairement à ce que suggère NKM, cette manière de procéder ne fait pas de la France une exception. C’est quasiment la norme européenne. Depuis 2005 et une directive faisant entrer dans le droit communautaire le principe des pays sûrs – afin de lutter contre les demandes infondées – de nombreux voisins européens (une quinzaine à ce jour) ont en effet adopté, comme la France, une liste de pays sûrs. Et tous ont mis en place comme la France une procédure accélérée pour les ressortissants des dits pays. Les délais de ces procédures prioritaires vont de trois jours à cinq mois. La moyenne se situant entre quinze jours et un mois, soit ce qui se pratique dans l’Hexagone.

Le fait de traiter – par une procédure alternative – les demandes des ressortissants de ces pays n'est nullement une faveur, comme semble le penser NKM. C'est au contraire le strict respect d'un principe essentiel de l'asile : la convention de Genève du 28 juillet 1951 prévoit en effet que toute demande doit être reçue et traitée individuellement.

Quand la France, anticipant de deux ans la directive européenne de 2005, a mis en place sous Dominique de Villepin la liste des pays sûrs, le Conseil constitutionnel (voir décision) a validé le dispositif en arguant notamment qu'il «respectait l'exigence essentielle de la convention de Genève d'un examen individuel de la demande, puisque le demandeur pourra faire une demande à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), quand bien même celle-ci sera examinée selon la procédure dite prioritaire».

Cette exigence d'un examen individuel se comprend aisément : si le fait qu'un demandeur vienne d'un pays considéré comme «sûr» diminue la probabilité que sa demande soit justifiée, cela ne suffit pas à donner l'assurance qu'elle ne l'est pas. Les textes européens sont clairs sur ce point. Ainsi, la directive de 2013 sur le droit d'asile en Europe (reprenant celle de 2005) écrit noir sur blanc : «Le fait qu'un pays tiers soit désigné comme pays d'origine sûr aux fins de la présente directive ne saurait donner aux ressortissants de ce pays une garantie absolue de sécurité. [article 42 de la directive, ndlr]»

D'ailleurs, les statistiques françaises montrent que 8% des demandeurs d'asile émanant des pays sûrs obtiennent in fine l'asile. Ce qui apporte bien la preuve que la seule provenance d'un pays figurant sur la liste ne saurait à lui seul disqualifier un demandeur. Selon le rapport d'activité de l'Ofpra pour l'année 2014, le taux d'admission des demandeurs du Sénégal (30%), pourtant placé sur la liste des pays sûrs… dépasse le taux moyen d'admission (tous pays compris). Cette situation s'explique par les risques d'excision invoqués par les demandeuses en provenance de ce pays.

En clair, si les Etats ont mis en place des procédures plus rapides pour les ressortissants des pays sûrs, l’essence du droit d’asile, dont parle NKM, consiste précisément à ne pas les priver de la possibilité de faire leur demande.

Situations absurdes

Là où NKM a raison, en revanche, c'est quand elle déplore le fait que, selon les pays, les listes sont à géométrie variable. Si le creuset juridique communautaire établit une base commune sur les procédures d'asile ou les conditions d'accueil minimales des réfugiés, les Etats membres qui ont choisi d'établir des listes de pays sûrs choisissent eux-mêmes leurs critères. Une disparité qui donne lieu à des situations absurdes : seule la France considère par exemple la Géorgie comme un pays sûr. C'est le conseil d'administration de l'Ofpra qui décide «de manière indépendante» d'ajouter ou de retirer des pays, régulièrement, «sur proposition du quai d'Orsay ou du ministère de l'intérieur».

Un principe très critiqué par les associations de défense des droits des migrants, comme l'Association des chrétiens pour l'abolition de la torture (Acat) ou le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), qui jugent ces listes «discriminatoires» et biaisées. «Les Etats membres font prévaloir leurs propres considérations géopolitiques ou diplomatiques (comme l'inscription de la Turquie ou du Mali dans cette liste l'a montré il y a quelques années avant la censure par le Conseil d'Etat) pour déterminer ces listes», relève Serge Slama, maître de conférences en droit public au Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (Credof, université Paris-Ouest-Nanterre). «Ce ne sont donc pas les mêmes pays qui sont considérés comme «sûrs» dans chaque pays de l'UE, ajoute-t-il. Cette notion a été totalement dévoyée ces dernières années par les autorités françaises qui en ont usé et abusé pour réguler les flux de demandes d'asile et les stocks de l'Ofpra.» Le Conseil d'Etat est donc régulièrement saisi par les associations pour faire annuler l'inscription d'un pays. Depuis 2004, plus d'une dizaine ont été retirés de la liste de l'Ofpra suite à une de ces décisions.

Véritable serpent de mer depuis dix ans, l'harmonisation des listes de pays sûrs a connu un coup d'accélérateur et se retrouve au cœur de l'actualité. Jean-Claude Juncker a annoncé au mois d'août que la Commission européenne devrait faire une proposition au cours du mois de septembre. Cette dernière a même précisé il y a quelques jours qu'elle inclurait des pays de l'Est – a priori l'Albanie, le Monténégro, la Serbie, la Macédoine et la Turquie.

Mais les ressortissants de ces pays pourront toujours déposer, en France ou ailleurs, une demande d’asile. Même si celle-ci sera traitée dans le cadre d’une procédure accélérée. Sauf à écouter NKM et à violer la convention de Genève.

(1) Albanie, Arménie, Bénin, Bosnie-Herzégovine, Cap-Vert, Géorgie, Ghana, Inde, Macédoine, Maurice, Moldavie, Mongolie, Monténégro, Sénégal, Serbie, Tanzanie.