Menu
Libération
Éditorial

Quand le nom du père résiste

publié le 14 septembre 2015 à 19h46

L’information est passée vite fait début septembre. La quasi-totalité des enfants qui naissent en France portent le nom de leur père. L’Insee l’a calculé : en 2014, 83 % des bébés ont été désignés par le seul patronyme paternel. Le chiffre monte à 95 % pour les enfants de couples mariés. Pourtant, depuis 2005, la loi donne la possibilité aux parents d’accoler leurs deux noms. Neuf ans plus tard, l’Insee dresse un bilan sans concession de ce qui semblait être une avancée pour la «démocratie familiale» : seul un enfant sur dix porte les noms de son père et de sa mère. Ces dissidents sont majoritairement des couples qui vivent en union libre ou concubinage. Mais même eux n’abandonnent pas totalement le primat paternel : le plus souvent, ils choisissent l’ordre «père-mère» pour nommer leur enfant.

Quelques quotidiens et médias ont relayé l’information, petit article de bas de page. D’autres ne l’ont pas fait ou réagissent tardivement (comme nous). Entre la crise des migrants et le chômage qui ne baisse pas, est-si important ? De l’anecdotique, un peu comme le top 10 annuel des prénoms les plus donnés en France.

Cette étude signe pourtant une radiographie contre-intuitive de l’égalité femmes hommes aujourd’hui. En 2002, quand la loi a été votée puis mise en application trois ans plus tard, c’est bien une petite révolution qui devait se mettre en place. Sous la férule de Ségolène Royal, alors ministre de la Famille, la législation française abandonne le «nom patronymique» pour le «nom de famille». La suite logique et l’achèvement de l’abandon de l’autorité paternelle en 1970 pour «l’autorité parentale».

Treize ans plus tard, le big bang n'a pas eu lieu. Pourquoi une réforme si symbolique n'a-t-elle pas trouvé l'adhésion d'une société pourtant transformée par la révolution sexuelle des années 70 et traversée par l'exigence d'égalité ? Les plus optimistes diront qu'il faut laisser le temps faire son œuvre. Qu'on ne se partage pas le nom du père, pratique millénaire, en seulement dix ans. Les plus pessimistes y verront plutôt le signe d'un retour de bâton sans fin (dans les années 90, la féministe Susan Faludi parlait déjà de backlash) ou la persistance féroce et inconsciente d'une forme de paternalisme. Chercheurs et psychanalystes ont du pain sur la planche pour comprendre le mystère.

En attendant, l’Insee aura au moins fait plaisir aux partisans de la «manif pour tous». Face aux désordres du monde, la famille ordonnée par le père (et par Dieu ?) reste un rempart plébiscité par des Français qui n’ont pourtant jamais été aussi éloignés de l’Eglise. Les psychanalystes qui ont pourfendu le pacs et aujourd’hui la garde alternée jubilent intérieurement. «L’ordre symbolique», leur colonne vertébrale familiale et sociétale, résiste à nombre d’assauts, la théorie du genre peut revoir ses fondamentaux. De la polémique sur les «ABCD de l’égalité», programme scolaire qui devait lutter contre les inégalités fille-garçon, au tohu-bohu sur le genre, cette étude montre en définitive que : 1) l’égalité, valeur prédominante des discours, ne résiste pas - pour l’instant - à l’épreuve de la réalité, et que 2) les partisans d’une structure familiale plus égalitaire, moins stéréotypée, plus ouverte ne doivent pas laisser politiquement le champ de la famille à la droite conservatrice, qui l’a largement préempté. Un jour peut-être, le nom de famille reflétera l’idée qu’il est possible de réinventer la famille sans la décomposer.