Alors que le Sénat se lance dans une guerre ouverte, avec plus de 1 000 amendements, sur la loi «santé» de Marisol Touraine, Claude Evin, personnalité emblématique du milieu, se montre pragmatique. Il vient de quitter ses fonctions de directeur de l’Agence régionale de santé de l’Ile-de-France, terminant ainsi une très longue carrière.
Ancien ministre de la santé, dans le gouvernement de Michel Rocard (de 1988 à 1991), il a acquis une place unique. Et surtout une forte autonomie de parole. Il analyse pour Libération le monde de la santé, les soubresauts actuels. Et insiste sur l'urgence de donner du sens aux politiques publiques en ce domaine.
Avec ce débat au Sénat sur la loi santé qui a mis en colère une bonne partie des médecins, est-ce d’une loi qu’il faut aujourd’hui ?
Le monde de la santé a besoin de s’adapter aux nouveaux défis auxquels notre système est confronté : construire des parcours de santé pour les patients atteints de maladie chronique, organiser des réponses adaptées aux spécificités territoriales… La loi doit donner les outils juridiques pour ce faire, et il serait dommage que les professionnels de santé se laisent enfermer dans des débats qui ne permettent pas de prendre la mesure de ces mutations qui les concernent. Oui, des réformes législatives sont nécessaires mais au-delà de la loi, c’est le sens des réformes nécessaires dans l’organisation de notre système qu’il ne faudrait pas perdre de vue.
Reste que l’on a le sentiment que le monde de la santé va mal, toujours mal…
Le monde de la santé est un univers qui bouge beaucoup, il doit s’adapter en permanence, avec une pression très forte sur les professionnels, sur les institutions, avec des éléments de régulation qui sont parfois insuffisants. D’où ce sentiment de plainte. Pour autant, nous avons, en France, des indicateurs en nette progression, avec certes des faiblesses qui s’aggravent, comme les inégalités sociales et territoriales. Là est le défi central de nos politiques.
Aujourd’hui, on n’entend parler que d’économies…
On ne peut pas, dans un système reposant sur la solidarité nationale, ne pas compter. Pour autant, ce discours, je suis d’accord, ne suffit pas. La question centrale est de donner du sens à nos politiques de santé. Il faut poser les enjeux, fixer les priorités que l’on choisit. Un exemple : en Ile-de-France, nous avons fait un travail sur le diabète de type 2, et nous avons mis en évidence que la prévalence de ce diabète est totalement corrélée avec les territoires dont l’indice de développement est faible. Comment travailler là-dessus ? Autre enjeu : les maladies chroniques, ce sont plus de 13 millions de patients et cela représente la moitié des dépenses de prestation maladie : comment passe-t-on d’un système cloisonné à un système coordonné, avec plus de cohérence pour mieux prendre en charge ces patients ?
Certes, mais le gouvernement demande 3 milliards d’économies…
Si on veut les faire il faut repenser l’organisation de l’offre de soins. La question économique est importante, mais la question de la qualité est intimement liée. Quand on ferme l’activité aujourd’hui de tel ou tel service, c’est parce que l’on sait qu’il n’offre pas une qualité suffisante. La question de la qualité ne dépend pas seulement des moyens financiers. Cela dépend aussi d’une bonne organisation. Exemple : en 2010, quand j’arrive à l’ARS, on avait 90 établissements en Ile-de-France qui affichaient, la nuit, une prise en charge de chirurgie viscérale et orthopédique. J’ai consulté, j’ai vu des Samu qui nous ont expliqué qu’ils n’allaient jamais la nuit dans tel service car le chirurgien ne venait pas. On a découvert un service qui, sur un an, n’avait fait que 9 interventions la nuit. Est-ce que l’on peut estimer dans ce contexte que la sécurité est prise en compte ? Nous avons réduit le nombre de services de chirurgie ouverts la nuit en ne retenant que ceux qui répondaient à un cahier des charges. Aujourd’hui, il y a moins de services mais ils sont tous de qualité.
Y a-t-il des lieux où la qualité pose encore problème, et où vous, personnellement, vous n’iriez pas vous faire soigner…
Oui. Et cela reste une des grandes inégalités dans l’accès aux soins, aujourd’hui, celle de savoir ou pas : connaître l’information sur les bonnes équipes.
Sur l’organisation du système de santé, y a-t-il au finale des différences entre la droite et la gauche ?
Sur l’organisation du système pas vraiment. La création des Agences régionales de santé, aujourd’hui pilier de notre système, a été le fait de la droite, mais elles étaient aussi voulues par la gauche. Je rappelle que cela était dans le programme de Jacques Chirac, de Lionel Jospin, puis de nouveau cité par Sarkozy et par Ségolène Royal.
C’est en somme la même politique…
Les différences entre gauche et droite sont beaucoup plus dans le débat idéologique qu’elles ne le sont dans les mesures prises. La droite, par tradition, plaide plutôt pour la responsabilité individuelle, et la gauche sur une vue plus collective, mais dans les faits, les mesures prises pour maîtriser les dépenses, on distingue peu de différences. Les franchises médicales ont été prises par la droite, me direz-vous, mais le forfait hospitalier, c’est la gauche qui l’a institué.
On dit que la gauche défend l’hôpital et la droite la médecine de ville…
Aujourd’hui, c’est vrai, le secteur qui a été le mieux organisé, est le monde hospitalier. Et cela se sent, et cela se voit. Sur l’ambulatoire, les partenaires conventionnels ne se sont pas posés la question de l’organisation territoriale de l’offre, et c’est comme cela que l’on a laissé se créer des déserts médicaux. Mais quoi qu’on dise, les choses avancent, le bateau n’est pas immobile. Il faut encore déverrouiller un certain nombre de fonctionnements, il y a aussi une réforme du ministère à engager. Il n’a pas encore tiré les leçons de la création des ARS.
Vous voilà bien pragmatique…
Les questions de santé sont les questions les plus riches des politiques publiques, elles mélangent plein de sujets. Mais c’est vrai, les politiques s’y intéressent toujours assez peu. Et nous avons un système administratif qui est très, voire trop sophistiqué : il ne laisse pas assez de place à l’expérimentation, à l’innovation. Ce qui renforce ce sentiment d’une administration omniprésente. Cela nécessité un dialogue. Je le redis : comment donner du sens à cette action très complexe des pouvoirs publics dans le domaine de la santé ?
Vous avez discuté avec Jean-François Copé, Gérard Larcher, Claude Bartolone… Y a-t-il des différences ?
Quand ils venaient me voir, ils avaient d’abord une appréhension locale de la situation, chacun venant défendre son hôpital, l’hôpital de Meaux, l’hôpital de Rambouillet, ou la maternité des Lilas. Ils ont du mal à prendre de la distance, et en cela ils se ressemblent fortement.
Durant ces trente ans que vous avez passés à traiter des question de santé, la gauche s’est elle trompée de discours ?
Elle a eu peut-être un discours mal placé sur le plan idéologique. Les inégalités de santé, par exemple, thème essentiel de gauche, ont été abordées surtout d’un point de vie idéologique alors qu’elles sont le plus souvent liées à des défauts d’organisation. La gauche a pu manquer un travail de ciblage sur les inégalités, en ne sortant pas d’une lecture idéologique qui ne correspond pas à la réalité des problèmes posés. Et puis, la gauche, comme la droite, ne s’est jamais beaucoup mobilisée sur ces questions.