Jade n'arrive pas à entrer dans la petite salle de réunion, elle reste debout sur le seuil. Mounia baisse les yeux, elle a failli annuler le rendez-vous. Elles semblent vouloir se cacher, encore, comme au moment du procès du Carlton, où elles fuyaient les journalistes. Elles avaient décidé qu'elles ne parleraient plus, plus un mot après les longs témoignages sur leur quotidien d'anciennes prostituées, qu'elles ont livrés à la barre du tribunal de Lille, en février, et que, disent-elles, la justice n'a «pas entendus».
Un livre les a convaincues de faire une exception et de nous rencontrer. C'est celui de leur ami et «ange gardien» Bernard Lemettre. Dans Je voulais juste qu'elles s'en sortent (1), ce militant du mouvement du Nid (association abolitionniste) décrit ses quarante années passées aux côtés des personnes prostituées. Il y raconte aussi l'histoire de Jade et Mounia, 42 ans toutes les deux, qu'il a accompagnées avant, pendant et après le procès. Ce dimanche après-midi, comme à l'audience, il est assis près d'elles, dans les locaux lillois de la permanence du Nid.
Le procès: «la peur»
«Je ne voulais pas y aller, à ce procès, démarre Mounia. Je ne voulais même pas parler aux policiers pendant l'enquête. Mais ils m'ont dit que je n'avais pas le choix.» Jade la regarde. «Moi c'est exactement pareil, sourit-elle, se replongeant aux débuts de la procédure, en 2011. J'avais je ne sais combien de messages d'un policier sur mon répondeur. Dans le dernier, il disait : «Si vous ne rappelez pas, on vient demain matin à 6 heures chez vous.» Tu imagines, le matin, avec mes enfants qui dorment, j'ai eu super peur, j'ai rappelé.»
Ni l'une ni l'autre n'a jamais porté plainte dans ce dossier, qui a alimenté les unes médiatiques et entraîné la mise en examen de Dominique Strauss-Kahn pour «proxénétisme». Encore aujourd'hui, elles expliquent, patiemment, qu'elles n'avaient «rien demandé», qu'elles se seraient bien passées de tout ça. Les écoutes téléphoniques, ainsi que les auditions des quatorze mis en examen, ont fait ressortir leurs noms. Jade «travaillait» dans l'un des bordels belges du proxénète Dominique Alderweireld, surnommé Dodo la Saumure. Elle a participé à des soirées avec Dominique Strauss-Kahn en Belgique et à Washington. Mounia, elle, a rencontré l'un des organisateurs des partouzes, David Roquet, directeur d'une filiale d'Eiffage, par l'intermédiaire d'un de ses clients, l'avocat Emmanuel Riglaire.
Dans la salle d'audience du tribunal correctionnel de Lille, du 2 au 20 février, elles étaient assises sur la gauche. Deux silhouettes frêles camouflées par des pulls et doudounes, et Bernard Lemettre au milieu. A la barre, elles ont parlé «d'abattage», de détresse, de «violence» tandis que les prévenus, en costume cravate gris, évoquaient des «récréations», des «moments festifs, ludiques», du «plaisir». Le 12 juin, treize des quatorze prévenus ont été relaxés des poursuites pour proxénétisme. Seul l'ex-chargé des relations publiques du Carlton, René Kojfer, a été condamné à un an de prison avec sursis, tandis que deux autres hommes écopaient de faibles peines pour des délits financiers. Apprenant le jugement en rentrant du travail, Jade a appelé Bernard. «Je lui ai demandé si, du coup, c'était nous les coupables. Mon fils de 15 ans est persuadé que les juges ont été payés pour rendre une telle décision. Il ne comprend pas. Moi non plus.»
Jade reste marquée, aussi, par l'écho égrillard donné par les médias à l'affaire, et notamment aux propos de Dodo la Saumure. «Qu'un type dise «je suis proxénète, je prends 50 % sur les passes», et qu'on lui tende les micros sans aucun recul, qu'on le présente comme un gars rigolo, ça me stupéfait. Moi, je le connais sous un tout autre jour. J'espère seulement que nos témoignages pourront dissuader quelques jeunes filles de mettre le pied dans la prostitution.» Bernard Lemettre soupire. «Peut-être que si vous aviez porté plainte pour viol, ç'aurait été différent», dit-il, faisant référence à des relations sexuelles que les deux femmes ont subies alors qu'elles pleuraient et manifestaient leur désapprobation. Jade rit tristement. «Tu plaisantes ! Une prostituée qui dit : «Je me suis fait violer», on lui répond : «Vous l'avez bien cherché.» Tu te vois, toi, Mounia, porter plainte ?» Mounia secoue la tête : «Non.»
La prostitution: les «mauvaises rencontres»
Jade se souvient que, pendant le procès, un policier l'a félicitée pour son «courage». Un autre lui a confié qu'il allait voir des prostituées, mais que, contrairement aux prévenus, il était «gentil». «C'est complètement absurde de dire ça, sourit-elle. La pénétration, pour nous, c'est la même. On a bu de l'alcool avant pour ne pas voir le client, ne pas sentir son odeur, ne penser qu'à l'argent qu'on va gagner. Cela ne change rien que lui se croit gentil. Il n'y a pas d'un côté une prostitution sale, de l'autre une prostitution glamour.»
Jade, pourtant, a arboré il y a longtemps le discours d'une «prostitution fière et choisie». «Je répétais que j'étais libertine, que ça me plaisait, c'était une façon de me convaincre. Je buvais beaucoup, je faisais tout pour oublier. Et puis mon enveloppe corporelle avait déjà servi, alors elle pouvait servir encore.» Cette expression, «enveloppe corporelle», Jade l'emploie dans le livre de Bernard Lemettre. Elle y évoque les viols infligés par un voisin, entre ses 8 ans et ses 14 ans. Lorsqu'elle a confié son calvaire à son père, il n'a pas voulu porter plainte, par peur «de ce que les gens allaient dire». Ces viols, pour Jade, sont l'explication de sa prostitution. Au procès du Carlton, pourtant, elle n'a pas voulu en parler. Elle a invoqué la nécessité économique, le «frigo vide», la peur qu'on lui retire ses enfants. «Je ne pouvais pas livrer des choses intimes devant 200 journalistes.»
Mounia non plus n'a pas voulu parler de son enfance massacrée à l'audience. C'est le président du tribunal, à mots rapides, qui a évoqué «de sérieux problèmes familiaux». Septième d'une fratrie de neuf, Mounia a été agressée sexuellement par un de ses frères, puis «vendue» par sa famille, à 20 ans, à un ministre des Emirats arabes unis. Elle s'est enfuie, a fait de «mauvaises rencontres», s'est prostituée. «Derrière une situation de prostitution, il y a toujours d'autres personnes», dit Bernard Lemettre. Jade hoche la tête. «Ce qui est bien dans le livre de Bernard, c'est qu'il parle des hommes et des femmes prostitués, mais aussi de leur famille, des clients, des proxénètes, tous aussi cabossés les uns que les autres. Bernard a la capacité de dialoguer avec toutes ces personnes sans avoir de jugement, même pour les proxénètes. Il n'est jamais larmoyant.»
La vie d’après: «la honte»
Jade et Mounia ont le sentiment d'avoir vécu deux «après». D'abord celui de la sortie de la prostitution, en 2008 pour Mounia, en 2011 pour Jade. «Revenir au sein d'une société alors qu'on était totalement en marge, vivre le jour et non plus la nuit, échapper à tout ce qui vous ramène en arrière», dit Jade. «Dès qu'une épreuve est passée une autre se rajoute, les dettes, le logement, la santé», se souvient Mounia. Pour «fuir le passé», Jade a déménagé cinq fois. Mounia trois.
Et puis, il y a l'après procès du Carlton, un séisme «qui a tout remis par terre», raconte Jade. Dès le premier jour d'audience, les vraies identités des deux femmes ont été publiées dans les médias. «Ma famille a coupé les ponts, raconte Mounia. Pour eux, j'étais devenue la honte, le déshonneur.» Sa fille aînée, 17 ans, a subi des insultes au lycée. «J'ai dû la changer d'établissement. Des personnes en ont même parlé à mon fils de 8 ans.» Mounia a retrouvé sa boîte aux lettres vandalisée, avec un tag «DSK». Une voisine lui a «sauté dessus» en la traitant de «sale pute».
Elle a dû fermer son compte Facebook suite aux messages incessants, n'a gardé qu'une connexion à un réseau social professionnel. «Et même là, régulièrement, des gens me contactent : «C'est toi qui as couché avec DSK ?» Je vis rideaux et volets fermés, je ne sors que pour faire les courses, je n'arrive plus à faire confiance.»
Jade avait trouvé un emploi d'éducatrice en Belgique où elle se sentait bien. Depuis que ses collègues ont découvert son passé dans la presse, ce n'est plus le cas. «J'ai eu des remarques, des allusions. J'ai envie de partir, ce n'est pas possible de vivre en lisant ça dans le regard des autres. Mais même si je change de travail, il suffit que mon employeur tape mon nom sur Internet et il saura. Des gens de ma famille qui vivent à l'étranger l'ont appris comme ça.»
Jade et Mounia vivent beaucoup «par et pour» leurs enfants. Elles leur ont expliqué leur passé juste avant l'audience. «Mon fils aîné, qui avait complètement raté son année scolaire l'an dernier, s'est mis à me rapporter des super notes, 9/10, 17/20, raconte Jade. Je lui ai demandé ce qui se passait, il m'a dit «je veux te soutenir».» «Avec ma fille, c'est la même chose, renchérit Mounia. Elle est venue trois jours au procès. Elle se comporte comme une petite maman pour moi.» Jade a les larmes aux yeux : «Pourtant, c'est pas leur rôle. Ils ne devraient pas avoir à nous porter.» Plusieurs fois par semaine, Jade et Mounia appellent Bernard. «Je n'ai jamais rencontré quelqu'un avec une telle écoute», dit Jade. Elle rit soudain : «Je crois qu'il a été prostitué dans une autre vie !» Grâce à son aide, Mounia a entamé une reconversion professionnelle dans la photographie, qui lui plaît «énormément». «Je voudrais devenir invisible, transparente», dit-elle.
(1) Editions Michel Lafon, sortie ce jeudi.