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Libération
Après Charlie

«Il n’y a pas assez d’espaces de débat dans les quartiers»

L'Afev publie ce mercredi une enquête sur la citoyenneté vue par les collégiens de quartiers populaires, qui montre notamment qu'ils sont plus Charlie que ce qui a pu être dit.
Dans les locaux de la rédaction de «Mon Quotidien», le seul journal d'actualité dédié aux 10-14 ans, à Paris, le 16 janvier. (Photo Julien Mignot)
publié le 23 septembre 2015 à 13h29

A l'occasion de sa traditionnelle journée du refus de l'échec scolaire, l'Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev) publie ce mercredi une enquête sur la citoyenneté chez les collégiens des quartiers populaires, réalisée par le cabinet Trajectoires (1). Pour sa 8édition, l'association spécialisée dans la lutte contre les inégalités dans ces quartiers a décidé de se pencher sur l'après-Charlie et la façon dont l'école remplit ou non son rôle dans l'apprentissage de la citoyenneté.

Eunice Mangado-Lunetta, directrice déléguée de l’Afev, revient sur les enseignements de cette enquête et appelle à plus de collaboration entre l’école et les acteurs extérieurs.

Pourquoi avoir choisi de cibler votre enquête sur la citoyenneté ?

Le point déclencheur a été les événements de Charlie, en janvier, un moment où l’école s’est retrouvée sur le devant de la scène. Il fallait passer de l’interrogation «qui est coupable ?» à «sur quels adultes faut-il s’appuyer ?» Ce n’était pas qu’une responsabilité de l’école, mais une responsabilité collective.

Au sujet des attentats, quels enseignements avez-vous tiré de cette enquête ?

Elle dresse un portrait plus nuancé que ce qu’on a voulu dire à chaud. Les deux tiers des collégiens de quartiers prioritaires sont plus Charlie que ce qu’on imaginait : un tiers s’est senti «en colère contre les terroristes», 29% «tristes». Même s’il y a un noyau dur qu’il ne faut bien sûr pas négliger : 17% se sont sentis «indifférents» et 13% «en colère contre les caricaturistes».

Quand on leur demande ce qu’ils changeraient, les collégiens témoignent d’une réelle défiance envers les hommes et les femmes politiques. Seul 1% insiste sur les conflits entre les religions.

Quels liens faites-vous entre les attentats et la citoyenneté à l’école ?

Dans les collèges qui n'ont pas attendu Charlie pour faire un travail en actes sur la citoyenneté, en général, ça s'est bien passé [après les attentats, ndlr]. C'était le cas au collège Joliot-Curie à Reims, où habitait un des frères Kouachi. Les collégiens avaient les hélicoptères au-dessus de leurs têtes, et pourtant, au matin, ça n'a pas pété.

A l’Afev, on a été très fortement interpellés après Charlie. On a choisi de ne pas faire de débats à chaud mais plus tard, une fois passé le premier jet. Et on a vu que ça manquait de temps de parole. Dans les quartiers, il n’y a pas assez d’espaces de débat. La citoyenneté se travaille tout le temps, dans les collèges, avec les acteurs extérieurs, il ne suffit pas de le faire à chaud.

Dans les faits, l’école joue-t-elle suffisamment son rôle dans l’apprentissage de la citoyenneté ?

D’après notre enquête, les élèves identifient le collège comme un lieu d’apprentissage et de socialisation – 76% ont le sentiment que c’est avec leurs professeurs qu’ils apprennent les choses les plus utiles. Mais, même si plus de la moitié affirment que leurs professeurs leur parlent de citoyenneté, ils disent que la façon dont elle est abordée ne correspond pas à leurs préoccupations. L’éducation morale et civique, c’est une bonne chose, mais attention à ce qui risque d’être un peu hors sol, théorique.

Comment rendre cet apprentissage plus concret ?

Il faut mettre en place des alliances éducatives. A l’intérieur de l’école d’une part, entre les enseignants et les enfants, et entre les enfants entre eux. Mais aussi avec les parents, les associations, les entreprises.

Si on veut travailler la citoyenneté de manière concrète, il faut également prendre en compte Internet et les réseaux sociaux. On a vu avec les débats complotistes que c'était important. 42% des collégiens de quartiers populaires ont le sentiment que c'est sur Internet qu'ils apprennent les choses les plus utiles [plusieurs réponses à cette question étaient possibles, ndlr].

Vous mentionnez aussi dans votre enquête l’étude du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) sur l’apprentissage de la citoyenneté dans l’école française, et le fait que les élèves n’aient pas assez de pouvoir dans les instances de gouvernance.

Leur donner plus de pouvoir serait une façon d’apprendre la citoyenneté en actes. Au collège, le travail sur les représentants des élèves existe de longue date, mais quel poids ont ces représentants ? Certains établissements font un travail sur le règlement intérieur en lien avec le droit des enfants. Quand on implique les collégiens sur des exercices pratiques, ils ont un autre rapport au règlement.

Vous appelez de vos vœux à plus d'«alliances éducatives», mais l’école est-elle prête à s’ouvrir ?

On est dans un pays où tous les codes existent – la loi Jospin sur la coéducation date de 1989 –, mais on crève de ne pas pouvoir les mettre réellement en œuvre. Certains établissements le font. Le théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, par exemple, accueille des élèves deux fois par semaine, qui viennent faire leurs devoirs, puis font du théâtre. Il faut s'appuyer sur ces initiatives pour aller plus loin.

Il y a dix ans, on disait que l’école devait être son propre recours, et pour de bonnes raisons. Mais aujourd’hui, l’école a commencé à changer, et ce qui s’est passé cette année a accéléré le changement. L’école ne peut pas tout faire toute seule, elle le voit bien, et ce n’est pas un service à lui rendre que de lui demander l’inverse.

(1) Enquête réalisée en mai et juin 2015 auprès de 653 collégiens scolarisés dans des établissements des quartiers prioritaires.