A lire le sondage Viavoice publié jeudi par le Figaro sur les Français et les fonctionnaires, on est en droit de se poser à haute voix la question suivante : et si l'avenir de la gauche s'appelait Macron ? Après s'être attaqué aux 35 heures, au contrat de travail et maintenant au statut des fonctionnaires, l'ex-banquier de Rothschild n'aurait pas cédé à la facilité d'une provocation, mais traduirait en mots l'envie inconsciente du peuple de gauche de déboulonner quelques vieux totems qui ont fondé l'identité et les combats de sa famille politique. La gauche ne sait plus très bien où elle habite. Alors Macron et toute l'aile libérale du PS lui ouvrent sa maison. Et clairement, l'appartement-témoin séduit les foules. Selon Viavoice, 57 % des sympathisants socialistes (et 47 % de la gauche radicale) soutiennent l'idée que le statut des fonctionnaires ne serait, par exemple, plus «adapté» à certaines missions. Encore plus troublant, ils seraient même 66 % (et 59 % de la gauche radicale) à défendre l'alignement du système des retraites des fonctionnaires sur celui du privé. Surtout, 49 % d'entre eux (38 % de la gauche radicale) souhaitent la suppression de l'emploi à vie pour les serviteurs de l'Etat, où la précarité est par ailleurs largement répandue.
On pourrait compléter ce tableau par beaucoup d’autres enquêtes, à qui on peut faire dire, bon an mal an, la même chose : la droitisation (sur les questions sécuritaires et identitaires) et la libéralisation (sur les questions économiques) gagnent du terrain dans la société française. Le marché est devenu une sorte de recours. Un tremplin. Y compris pour la gauche.
Se contenter de cette lecture superficielle des choses serait, pour l'avenir de la gauche, une funeste erreur. D'abord, parce que chaque sondage, pour peu que l'on prenne le temps de le lire sans idéologie, dit souvent tout et son contraire. Selon la même enquête de Viavoice pour le Figaro, on apprend ainsi que 79 % des Français (et 92 % de sympathisants socialistes) jugent les fonctionnaires «utiles ou assez utiles» pour la société. Et ils sont 45 % (69 % de sympathisants socialistes) à déclarer que lesdits fonctionnaires sont d'un nombre «juste comme il faut» ou insuffisant. Le même sondé peut donc affirmer que la France a absolument besoin de ses fonctionnaires tout en remettant en question ce qui fait leur spécificité : leur statut. On peut passer des heures à essayer de donner une logique à cette contradiction. Ou tout simplement accepter que chaque citoyen est traversé d'aspirations contradictoires, ou du moins difficilement conciliables. Il veut de la sécurité mais moins de contraintes. De la solidarité mais payer moins d'impôts. Il peut tout à la fois demander une réduction de la dépense publique et réclamer plus de services publics. Notre modernité est schizophrène. Et chacun d'entre nous peut assumer aujourd'hui sa duplicité. Surtout, sept ans de croissance zéro et de hausse du chômage (sans équivalent dans notre histoire contemporaine) ont laissé des traces : celles d'un profond ressentiment social. On pourrait le résumer ainsi : «Des efforts oui, mais d'abord pour les autres.» Le Français adore l'idée de la réforme, mais avant tout pour son voisin. L'autre est en train de devenir un concurrent. Les retraités et les artisans veulent remettre en question les 35 heures mais les salariés les défendent. Le privé rêve de réformer le public. Les actifs de remettre en question les indemnités et les droits des chômeurs. Tous ces sondages disent autant une envie de réforme qu'une peur du déclassement. La gauche aurait bien tort de prendre ces signaux «libéraux», pour les éclats d'un phare. Puisqu'il s'agit très probablement d'un appel de détresse.