Madame la procureure fait les gros yeux. Dans le box, une quinzaine d'hommes jeunes et gominés chuchotent et se marrent sous cape. Quelques minutes auparavant, la magistrate avait sermonné l'un d'eux à la barre pour l'avoir appelée «la proc». La veille, elle avait renvoyé une jeune femme du public dont le téléphone avait sonné en pleine audience. C'est comme ça depuis le début du procès, le 15 septembre, des 28 membres présumés d'un réseau de stupéfiants qui sévissait à la Castellane, dans le 16e arrondissement de Marseille.
Après des mois de surveillance dans la cité et une descente de police surmédiatisée, en juin 2013, voici donc réunis dans le box les artisans du fameux plan de la Tour K, l’un des plus rentables de la ville. Des armes, des kilos de drogue, plus d’un million d’euros en petites coupures… Du lourd, assuraient les enquêteurs, avec en prime la tête présumée du réseau, un certain Nordine.
Mantra
Collier de barbe impeccable et regard charmeur, «Nono» joue les élèves modèles. Depuis le début des audiences, le jeune homme écoute poliment ses présumés subalternes appelés un à un à la barre. Avec ses 33 ans, il fait office de senior sur le banc des prévenus. Seules les nourrices - ces personnes insoupçonnables chez lesquelles est planquée la drogue et la recette du trafic - font grimper la moyenne d'âge. Face à la présidente du tribunal, ces gardiens du trésor, souvent à la tête d'une famille, toujours criblés de dettes, ont mis en avant ce quotidien misérable qui, un jour, les a poussés à accepter la proposition du réseau. La séquence émotion s'arrête là, avec l'entrée en scène des guetteurs et vendeurs présumés. A tour de rôle, ils répètent à la barre le même mantra monotone : «Je ne me souviens plus, je ne les connais pas, je ne sais pas.»
La présidente tente parfois de ranimer la conversation à coups d'écoutes et de preuves. Les empreintes de Bali, un vendeur présumé, trouvées sur de nombreux emballages de stupéfiants ? «Je touche beaucoup d'objets dans ma vie», évacue le gérant présumé. La tonne de vêtements de marque trouvée chez R, pourtant sans emploi ? Des cadeaux de son ex-femme, de la contrefaçon. Quand les preuves sont un peu trop flagrantes, les prévenus minimisent : le vendeur se fait guetteur, le gérant n'a fait que vendre. La présidente n'insiste pas, la procureure passe souvent son tour. Au suivant.
«La Z», 27 ans, arrive un peu fébrile à la barre. Après quelques mois en prison, il a été placé sous contrôle judiciaire et comparaît libre. Son dossier est chargé, difficile de ne pas reconnaître qu'il a «charbonné» (vendu de la drogue). «Qui vous fournissait ?» tente la présidente. «Je ne peux pas répondre» - «Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas ?» - «Je ne veux pas.» Dans le dossier des enquêteurs, «La Z», également surnommé «Général Z», apparaît comme l'un des gradés du réseau. On a du mal à le croire en le croisant devant le tribunal, un peu perdu entre deux audiences. «La Z», jeune père de trois enfants, évoque surtout sa dépression et ses problèmes pour payer son avocat. «Je ne veux pas jouer les victimes, corrige-t-il. Mais c'est facile de dire que ce qu'on fait c'est mal, quand on n'est pas tout en bas. La police parle de gros coups de filets, mais ils n'ont attrapé que la base. Vous croyez que les gros habitent dans la cité ?»
Cheval
Nono, lui, n'y habitait pas avant son incarcération. Jeudi, c'est sans collier de barbe qu'il s'est présenté à la barre pour son audition, avec la ferme intention de parler. De fait, il parle beaucoup : de sa BMW, de ses parts dans un restaurant, de son cheval, de son addiction au casino, jusqu'à perdre 27 000 euros sur une année. Un train de vie important, issu de ses activités d'intermédiaire dans l'immobilier ou l'import-export, assure-t-il. Et si la justice le soupçonne de tremper dans la drogue, c'est qu'elle a des préjugés sur les jeunes des Quartiers Nord. Quant aux armes trouvées chez lui lors de son interpellation, elles ne sont là que pour sa défense. Il est vrai que Nono a fait l'objet d'une tentative d'assassinat… Là encore, la cause n'est pas le trafic mais la jalousie qu'il inspire : «Je pense que, comme je suis mystérieux, les gens s'imaginent…»
Dans la salle, la famille et les copains sont venus en soutien. On échange des signes de tête avec le box, on s’envoie des baisers. Parfois, un téléphone vient troubler le ronron des auditions, mais la procureure se contente d’un regard noir. Le procès va encore s’étirer quelques jours avec son réquisitoire puis les plaidoiries des avocats. Le jugement, début octobre, sonnera la fin de la récré : les prévenus risquent jusqu’à dix ans de prison, vingt pour les présumés récidivistes.
Un réseau à la barre : voir les cinq profils