«Saint-Just-le-Martel ? C'est essentiel, parce qu'ici, c'est uniquement du dessin de presse», déclarait Georges Wolinski en 2012, lors d'un passage au salon international de la caricature, dont l'édition 2015, la 34e, se tient jusqu'au 4 octobre près de Limoges. Essentiel, le festival l'est doublement cette année pour la «famille du dessin», ne cessent de répéter les caricaturistes venus des quatre coins du monde.
«Cette année, je crois que nous avons tous senti que nous devions être là», lâche le dessinateur israélien Michel Kichka, au pied du bureau de Wolinski, offert par sa veuve et inauguré vendredi soir en présence de la fille de Honoré, des veuves de Tignous et de Wolinski. «]Etre là] parce que, médite-t-il, c'est le plus grand rassemblement de dessinateurs internationaux depuis les événements. C'est notre 11 janvier à nous.» Près de neuf mois après la tuerie du 7 janvier, et alors que Luz mais aussi Patrick Pelloux prennent leurs distances avec Charlie, que reste-t-il du fameux #JeSuisCharlie ? Des papiers noircis, de drôles de mines, hagardes ou rieuses, des gorges serrées et beaucoup de questions.
Libération est allé ce week-end à la rencontre de quatre gueules de croqueurs. Quatre regards singuliers sur le dessin de presse et l'après-Charlie, sur cette France qui, de l'aveu de tous, continue d'incarner le droit à l'altérité.
Ils ressemblent à leurs dessins. Kichka, l’Israélien, un sourire accroché à sa bobine bonhomme, qui dessine le Moyen-Orient depuis quarante ans, suivi par l’ombre portée d’un père rescapé des camps. Lounis, l’Algérien, et sa manière d’incliner la tête comme pour dire un secret quand il explique que, chez lui, dessiner l’actualité politique est plus facile qu’hier mais bien moins que demain. Mihai, le Roumain, qui pince son menton quand il réfléchit, fut dessinateur quand cela permettait, grâce au double sens, de provoquer les censeurs. Depuis, il a eu droit aux mots et se consacre à dessiner des livres. Et puis, il y a Rayma, ses boucles brunes, ses yeux noisette et ses lunettes mauves. Une intraitable cartooniste vénézuélienne, licenciée fin 2014 pour avoir moqué le système de santé version Chávez.
Tous les quatre ont commencé le dessin dès l'enfance et, chacun dans son style, ils revendiquent le droit de mordre, parfois avec férocité mais toujours sans méchanceté. En tout cas avec humanité. A des degrés divers, la tuerie de Charlie a modifié leur état d'esprit. «Plus rien ne sera comme avant», affirme ainsi Michel Kichka, traçant un trait dans la paume de sa main, comme pour marquer le début d'une chronologie : l'an 1 de l'après-Charlie.
Le festival du dessin de presse et d’humour de Saint-Just-le-Martel, près de Limoges, se déroule jusqu’au 4 octobre. 280 dessinateurs et caricaturistes du monde entier y sont présents.
Rayma Suprani, Venezuela : «J’ai compris que ma liberté avait un prix»
«La fabrication d'un journal est une négociation perpétuelle : entre les enjeux de l'actualité, les désirs du rédacteur, du photographe, du caricaturiste, les besoins du chef, la pression de l'Etat quand les titres sont nationalisés et celle des groupes financiers quand ils sont rachetés. Faire de l'information est une négociation permanente avec soi-même et avec les autres. Quand j'ai été licenciée du journal El Universal [le plus important quotidien du Venezuela, ndlr], en septembre 2014, ma direction m'a dit que mon dessin sur le système de santé vénézuélien, qui critiquait les chavistes, était en cause. Soit je baissais d'un ton, soit je partais. Négocier est une chose, la censure en est une autre. Je devais partir parce que rester, c'était perdre ma crédibilité à un moment historique pour mon pays.
«Quatre mois après, quand j'ai appris ce qui venait de se passer en France, forcément cela a eu un écho particulier pour moi. J'avais moi-même reçu des menaces (1), mais d'un coup je comprenais que ma liberté avait un prix, et que ça pouvait être la vie. J'ai compris aussi que dans le fond il n'y avait qu'une seule guerre : celle des personnes civilisées contre la barbarie, d'où qu'elle vienne. Et c'est justement là, à cet endroit, que le dessin intervient pour donner de l'espoir. Un dessin, ça n'est rien de plus qu'un enfant qui vous dit : «Tu as vu comme la dame est moche ?» On ne peut pas lui en vouloir, parce qu'il dit la vérité. Les dessinateurs de presse ne sont pas programmés pour être polis, mais pour dire la vérité. Pour moi, le dessin de presse, c'est le thermomètre de la liberté. Quand il se porte mal, c'est la démocratie qui a de la fièvre.»
(1) Rayma est l'une des actrices du film Caricaturistes - Fantassins de la démocratie, réalisé par Stéphanie Valloatto (2014). Elle est également membre du collectif Cartooning for Peace.
Michel Kichka, Israël : «Toute la profession est en post-trauma»
«Quand j'ai appris pour Charlie Hebdo, j'ai été abasourdi. Pour moi, ça n'était pas possible car la France incarne cette idée de «République laïque» où on a le droit de s'exprimer librement, et où on est protégé pour cela. Toute la profession, moi compris, est encore dans cette phase de post-trauma. Ayant grandi en Belgique, j'ai une proximité culturelle avec la France, j'ai toujours un œil sur le travail des dessinateurs ici. Je porte un regard amical et affectueux sur mes collègues français, en ayant toujours à l'esprit que la liberté d'expression est totale, oui, mais dans le spectre de ses propres limites.
«On a tous une ligne rouge, un champ qu'on s'autorise et dans lequel on s'exprime. Pour moi, bien que lecteur de Charlie, c'est là que commence ma ligne rouge. On ne fait jamais que dessiner ce que l'on est et d'où l'on vient. Etant juif, fils d'un père, unique membre de sa famille rescapé des camps, j'ai grandi avec les images des caricatures de Juifs dans la presse pendant la guerre. Le dessin est une arme puissante qui peut aussi être destructrice. Tous mes dessins, je les cherche au fond de moi, dans l'émotion. J'ai à cœur qu'ils soient esthétiques et beaux, c'est d'autant plus important quand le sujet est grave. Quand je dessine, je ne m'interdis que la méchanceté et la bêtise. Plus encore qu'hier, j'essaye de grossir le trait sur l'absurde ou le grotesque, et de renvoyer chacun à ses responsabilités. Ça n'est pas un hasard si je fais partie du mouvement Cartooning for Peace initié par Plantu.»
Djamel Lounis, Algérie : «Le dessin a une puissance inimitable»
«Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais j'ai toujours dessiné. L'accès à la presse, surtout internationale, est très contrôlé en Algérie. J'ai appris le français et le dessin avec Pif Gadget ! Encouragé par mes copains, j'ai commencé à en parler et à la maison, mes parents m'ont d'abord dit de trouver un «vrai métier». Chez nous, il n'y a pas vraiment d'école de dessin. Tout a commencé en 2007 avec l'Institut Goethe d'Alger, qui m'a commandé une exposition sur la société algérienne. C'était la première fois qu'on me demandait MON œil. J'ai été invité à Berlin et ils m'ont demandé de faire la même chose sur la société allemande.
«Je sais que je ne peux pas tout dessiner dans les journaux algériens. Notre culture, notre société sont différentes, parce qu’il y a une religion d’Etat. Il y a des sujets qu’on n’aborde pas, c’est comme ça. Pour autant, je ne me vois pas faire autre chose. Le dessin m’a choisi. Et malgré les limites à la liberté d’expression, le dessin a une puissance inimitable. Dans mon pays, il y a beaucoup de personnes qui n’ont qu’un faible niveau d’instruction. Le dessin, c’est le moyen de parler à l’ensemble d’une société. C’est une situation dont je m’accommode, parce qu’aujourd’hui il y a quelque chose de nouveau : Internet. Ce que je ne peux pas publier chez moi, je peux prendre la responsabilité de le publier sur les réseaux. Grâce à Internet, je peux aussi être en France aujourd’hui et, le temps d’un week-end, faire d’autres dessins, pour d’autres personnes.»
Mihai Barbu, Roumanie : «Les événements de Charlie ont été un supplice»
«Quand j’ai commencé, avant la révolution roumaine, le dessin était le seul moyen de passer des informations tout en se protégeant de la police politique. On faisait des cartoons à double sens et sans bulle. Il fallait être plus intelligent que les censeurs. Le dessin était un langage à part entière. Mais je suis un littéraire. La révolution a été pour moi une libération : pouvoir utiliser des mots, autant que nécessaire. A partir de là, les caricaturistes ont mis des bulles dans leurs dessins. Etant moi-même issu de cet univers, j’ai pensé qu’il manquait aux dessinateurs quelqu’un qui les connaissait de l’intérieur pour parler d’eux. J’en ai fait un sujet, je travaille aujourd’hui sur cette révolution graphique. Vous savez, la Transylvanie, d’où je viens, est une région minière. Dans la mine, plus on descend, plus la température devient insupportable. J’aime dire qu’en matière de liberté d’expression, mon pays remonte chaque année un peu plus à la surface.
«Vue de chez nous, la situation en France est exemplaire. Je suis à chaque fois ébloui par la présence de kiosques et par la variété des titres qu'on y trouve. Ici, liberté et démocratie ne sont pas des mots vides. Alors quand ont eu lieu les événements de Charlie Hebdo, ça a été pour les caricaturistes roumains un grand supplice de voir qu'un tel déchaînement de violence était possible en France. Je pense que les plus avertis d'entre nous ont à nouveau pris conscience que la liberté doit être totale, mais qu'elle peut avoir des conséquences impensables.»