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Libération
Reportage

La Légion dans le Larzac, «une véritable baffe»

Trente-quatre ans après l’annulation du projet d’extension du camp par Mitterrand, des paysans-militants se remobilisent contre l’arrivée de 1 200 militaires sur le plateau. Une annonce plutôt bien reçue par les élus locaux.
A proximité du camp militaire, sur le plateau du Larzac. (Photo David Richard. Transit)
par Sarah Finger, Envoyée spéciale à La Cavalerie (Aveyron)
publié le 5 octobre 2015 à 18h26

«Gardarèm lo Larzac» («Nous garderons le Larzac») is back. Après l'annonce de l'arrivée de la Légion étrangère dans l'emblématique camp militaire du Larzac, les anciens militants reprennent du poil de la bête, tandis que les élus savourent la nouvelle. Remontés comme des pendules, prêts à en découdre, à ressortir banderoles et vieux slogans («Des moutons, pas des canons !») : ces papys-là entrent à nouveau en résistance. «On est born again», annonce fièrement Joseph, 66 ans.

La demi-douzaine de paysans-militants réunis ici incarne à elle seule quarante ans de luttes tous azimuts : d'abord celle, historique voire iconique, contre l'extension du camp militaire du Larzac, de 1971 à 1981. Mais aussi contre les OGM, la malbouffe, l'ultralibéralisme, le gaz de schiste… et même les essais nucléaires : «On est partis en 1995 à Tahiti pour la fraternité des luttes, se souvient Christine, 62 ans. On portait des tee-shirts "Larzac Maoris solidarité".» Installée ici, comme beaucoup d'autres, dans les années 70, Christine se présente aujourd'hui comme «faucheuse volontaire, opposante active au barrage de Sivens, au projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, militante pro-Palestiniens, pro-migrants…»

Traînée de poudre

Dans cet emblématique creuset de contestation, de désobéissance civile, d'antimilitarisme, l'annonce par le ministère de la Défense, le 31 juillet, de l'arrivée de la 13e demi-brigade de Légion étrangère (DBLE) sur le camp militaire du Larzac a fait l'effet d'une bombe : 460 légionnaires seront installés sur le site d'ici cet été ; en 2018, ils devraient être 1 200. Actuellement, le camp ne compte que 172 hommes. «Ils remettent ça comme en 1971, s'indigne Joseph. Il n'est plus question, comme à l'époque, d'extension du camp. Ce n'est plus un problème d'hectares mais d'effectifs. Et quels effectifs !» La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre à la suite d'une réunion organisée par des élus quelques jours avant la communication officielle. «On nous a alors annoncé une bonne nouvelle : le départ prochain du Ceito [Centre d'entraînement de l'infanterie au tir opérationnel, ndlr] qui occupe actuellement le camp, poursuit Joseph. Mais l'autre nouvelle, c'était qu'on allait avoir droit, à la place, à 1 200 légionnaires.» La Légion étrangère, «le pire corps d'armée», selon ces paysans-militants. «C'est un symbole terrible, une véritable baffe pour le Larzac !» Pour eux, c'est aussi, et surtout, une «provocation» : «Depuis 2011, il y avait des rumeurs de fermeture du camp. On pensait que le Larzac allait enfin redevenir civil et pacifié, raconte Alain, 80 ans, infatigable activiste. Là, c'est bien fini. En prenant cette décision sans aucune concertation, l'Etat entend modifier le rapport de force avec le Larzac, diviser les gens, affaiblir le mouvement citoyen comme les luttes menées ici.»

L'annonce du débarquement des képis blancs divise bel et bien le plateau, comme le déplore Emeraude, 30 ans, installée dans la région depuis huit ans. Son mari gère avec quatre associés la production de 120 brebis et de 30 chèvres, ainsi qu'une fromagerie. «L'Etat remet des moyens sur le camp militaire alors qu'ici les fonds publics sont rares, critique amèrement la jeune femme. Cette décision provoque des tensions, on dirait qu'on cherche à monter les gens les uns contre les autres.» La fracture la plus douloureuse touche le cœur de la Confédération paysanne, une organisation chère aux militants du Larzac. «José Bové, notre compagnon de lutte de toujours, prétend que l'arrivée de la Légion est un non-événement, s'insurge Christine. Il a oublié ses convictions ! On est sidérés par son attitude. D'ailleurs on s'est engueulés.» Accusé d'avoir rejoint le camp des élus «pro-Légion», José Bové, installé ici depuis 1975, qualifie en effet cette nouvelle d'«événement interne à l'armée». «Pour moi, ça n'a rien d'un bouleversement, estime le député européen EE-LV. Oui, on s'est tous battus autrefois contre le projet d'extension du camp militaire, et on a gagné, puisqu'en 1981 Mitterrand a annulé ce projet. Depuis, les régiments se sont succédé. Aujourd'hui, il n'est pas question d'agrandir le camp, c'est juste un changement de locataire.» Et la mobilisation qui s'organise ne l'interpelle guère : «Je ne vois pas bien quel est son objectif, à moins de vouloir la fermeture du camp.»

Baby-foot avec des paras

Ce que demande le collectif d'habitants opposés à la densification du camp, c'est que François Hollande revienne sur sa décision de faire venir la Légion. Une lettre ouverte lui a été adressée : mise en ligne début août, elle a reçu 2 600 soutiens nationaux. Depuis cet été, le collectif multiplie réunions, actions symboliques et manifestations, ralliant généralement une centaine de personnes. «Sachant que le Larzac compte 3 000 habitants, je trouve que c'est bien, surtout qu'il y a parmi nous environ un tiers de jeunes, affirme Matthieu, 36 ans, fils de Christine. Dans notre famille, tout le monde est dans le mouvement, dans un même attachement à une terre qui n'a pas vocation à être militaire.»

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Bruno Ferrand, maire de La Cavalerie, commune sur laquelle s'étend le camp, ne partage pas cette analyse. Lui se souvient avec nostalgie du temps où il jouait au baby-foot avec des paras, où son village aujourd'hui somnolent comptait cinq bars et un cinéma, peuplés d'uniformes. «Des liens étroits se sont toujours tissés entre les militaires et La Cavalerie. Notre crèche municipale est installée dans le camp, les enfants de civils et de militaires sont accueillis ensemble ; les habitants du village peuvent s'inscrire à leur club sportif. Le camp nous est bénéfique, et vice-versa.» Pour l'édile, l'arrivée de la Légion est une aubaine : «On nous dit que 40 millions seront investis sur le site. Les travaux feront travailler des entreprises, des artisans, les restaurants… J'aimerais que le village redevienne dynamique. Nous sommes en intercommunalité depuis un an : avec 5 000 habitants sur 16 communes, on a une densité comparable au Sahel !» La Cavalerie compte autant d'habitants que de légionnaires annoncés, voire un peu moins. Là où les détracteurs prédisent la métamorphose du bourg en «ville de garnison», le maire proclame sa «fierté d'accueillir ceux qui témoignent d'un engagement fort pour la France». Il pense que «90 % des gens du secteur sont favorables à leur venue. Tous les élus locaux sont pour, de droite comme de gauche».

Parmi eux, Alain Fauconnier, maire socialiste de Saint-Affrique, commune située à 25 km de là, se rappelle avoir lutté autrefois contre le projet d'extension du camp militaire, mais voit dans cette nouvelle «opportunité» un «beau challenge» pour le territoire : «Les contestataires habituels essaient de nous faire croire que 1 200 barbares vont débarquer sur le plateau et détruire la mentalité du Larzac. Mais on n'est plus dans le schéma des années 70. Moi, en tant que maire, je me prépare à contribuer à l'accueil de familles de militaires, ce qui n'est pas neutre dans un bassin en crise et en déclin démographique.»

Pour les paysans-militants, le territoire n'a nul besoin d'uniformes pour prospérer. «Toutes les fermes du Larzac sont habitées, notre modèle économique fonctionne très bien, c'est le seul endroit de France où il y a plus de paysans qu'avant», rappelle Christian, 61 ans, éleveur de brebis. «La culture du Larzac, c'est un peu celle des lanceurs d'alerte. Nous sommes solidaires, peut-être plus libres qu'ailleurs, nombreux à partager les mêmes visions écologistes et humanistes, avance Maryse Roux, maire de La Couvertoirade, village de 194 habitants situé dans le sud du Larzac. C'est vrai que le combat et le contexte diffèrent du passé. La question, aujourd'hui, c'est de savoir si l'arrivée de 1 200 militaires ne va pas rompre un équilibre fragile.»