Lorsqu'il était président du jury d'agrégation, il paralysait les étudiants, terrorisés par sa «stature», son savoir de philosophe et de médecin. Dans un autre contexte, c'était le plus exquis des hommes, réservé, presque timide, d'une délicatesse et d'une courtoise d'un autre temps. Il arrivait que Libération lui demande des contributions : de la rue des Archives, il venait au journal à pied, avec son article déjà écrit sur des feuilles de papier jaune pâle, à la main, au crayon. François Dagognet, né à Langres le 24 avril 1924, est mort samedi à Avallon, à l'âge de 91 ans : c'était l'un des plus grands philosophes des sciences français, inscrit dans la lignée de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem.
D’origine modeste, c’est par sa seule force de caractère qu’il a réussi, sans avoir fait d’études secondaires, à devenir agrégé de philosophie (1949), puis docteur en médecine (1958). Sa double formation l’a naturellement conduit à écrire des ouvrages sur l’épistémologie de la médecine et de la biologie. Mais son véritable intérêt a été la «matière», non la matière en soi dont on fait le «fondement» qui doit s’opposer aux philosophies «idéalistes», mais la «matérialité», les surfaces, les formes, les objets, naturels ou manufacturés… Il voulait promouvoir une «matériologie», qui renonça au mythe (et à la mystification) de la «profondeur» pour donner dignité à ce qui émerge plutôt que l’«essence» des choses cachée on ne sait où.
Aussi a-t-il été tout à la fois graphologue, sismographe, géographe, muséographe, chimiste, médecin légiste, «dermatologue des choses». Les philosophes s’intéressent à l’âme, à la conscience, à l’Etre, au soi : lui classait les corps, les végétaux, les mots, les maladies, les instruments de mesure, s’intéressait aux cailloux, aux poussières qu’on a sous les chaussures, aux papiers gras…
Dans son œuvre considérable, il a ajouté à ce paysage les centrales hydroélectriques et les alambics, les costumes et les œuvres d’art, les poèmes, les images et les capteurs, les musées, les pellicules photographiques, les écorces, les virus, les usines, l’argent vif, les chaises et les chiffons sales, les cadavres, les plumages, les masques et les visages. Si on doit du travail de François Dagognet saluer la polyédrie, les arborescences - et l’irrespect vis-à-vis de toute tradition - il est sûr que, spécialiste des «objets insolites», il était lui-même le plus insolite des hommes.
Cet homme timide, «matériologue», qui allait à pas feutrés et semblait parfois s’excuser d’être là, a cherché le Sens et la Vérité à la surface des choses, dans les rouilles, les plumages et l’épiderme. Il disait que la philosophie devait «tout embrasser». Il a, lui, tout embrassé, en effet.
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