Elle a lâché le mot, quitte à attiser encore la polémique. «J'examinerai s'il y a lieu de modifier la législation», a promis la ministre de la Justice Christiane Taubira dans un communiqué mardi. Un peu plus tard, dans les couloirs de l'Assemblée nationale, elle est allée plus loin : «J'ai commandé un examen précis» des textes de loi «pour savoir s'il y a lieu de les modifier de façon à permettre par exemple d'imposer systématiquement une escorte pour certains détenus». Escorter les permissions de sorties: une hypothèse aux accents irréalistes qui en dit long sur l'emballement actuel.
Dans son communiqué, la Garde des sceaux disait avoir «pris des nouvelles» du policier de 36 ans grièvement blessé lundi à l'Île-Saint-Denis par un braqueur évadé de prison à la faveur d'une permission de sortie, et exprimait son «profond émoi». «En tant que ministre, ma responsabilité est aussi de tout faire pour que le suivi des détenus soit le plus serré et le plus adapté à la personnalité des individus pour éviter que de tels drames ne se reproduisent.» Mais une modification législative supplémentaire pourrait-elle vraiment assurer aux permissions de sortie un risque zéro auquel semblent aspirer les polémistes ? Et peut-on se fonder sur la fameuse fiche «S», pour sûreté de l'État, pour accorder ou non ces permissions ?
Que s’est-il passé exactement concernant le suivi et la permission de sortie du tireur ?
L’homme, âgé de 24 ans, décédé lundi des suites de la fusillade, purgeait une peine de six ans à la prison de Réau (Seine-et-Marne) pour vols aggravés. Il était détenu depuis le 27 septembre 2011 et sa fin de peine était fixée au 3 janvier 2018. Le 27 mai 2015, il n’a pas réintégré l’établissement pénitentiaire après une permission de sortie pour effectuer des démarches familiales. Il avait obtenu cette permission pour régler la succession de son père, décédé peu avant.
Le 28 mai, une fiche «S» a été émise à son encontre par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Cette fiche comportait deux mentions. L’une portait sur sa radicalisation en prison. En octobre 2014, la direction de la prison de Fresnes s’était alarmée de la dérive prosélyte d’un petit groupe de détenus dont il faisait partie. Elle avait alors demandé que des transferts soient opérés afin de séparer le groupe dans différentes maisons d’arrêt.
L'autre mention insistait sur sa dangerosité potentielle, et sur son profil de multirécidiviste. Il avait 28 antécédents sur son casier judiciaire. Dès la médiatisation de son «profil», les syndicats de police ont réclamé «des comptes» à la ministre de la Justice. «C'est totalement incompréhensible qu'un individu que l'on sait dangereux obtienne une permission», a martelé Nicolas Comte, d'Unité SGP-FO. De son côté, le syndicat Alliance (majoritaire, classé à droite) a estimé «moralement inconcevable qu'on puisse libérer un individu aussi dangereux pour la société».
L'article 723-3 du code de procédure pénale prévoit que les permissions de sortir «peuvent être accordées pour permettre au condamné d'accomplir une obligation exigeant sa présence», a répondu Christiane Taubira dans son communiqué. Les autres conditions légales d'octroi de permission ont par ailleurs également été respectées.
«J'ai commandé un rapport précis sur ce qui s'est passé à propos de la recherche de ce détenu depuis qu'il n'a pas réintégré la détention», a ajouté la ministre. On sait déjà, à ce sujet, que le braqueur était recherché par la police judiciaire. Et que la fiche «S», qui s'inscrit d'ordinaire dans une pure logique de renseignement, a été émise pour aider à ces travaux de recherche, agissant comme un dispositif d'alerte supplémentaire.
Qu’est-ce qu’une fiche «S» ?
La fiche «S», pour «sûreté de l'Etat», est l'une des 21 sous-catégories du plus ancien fichier de police : le fichier des personnes recherchées (FPR) créé en 1969. Ce dernier comporterait actuellement 400 000 noms, allant des mineurs fugueurs («M») aux évadés de prison («V»), en passant par les débiteurs du Trésor («T»). La fiche «S» est réservée aux individus menaçant potentiellement la sécurité nationale. Une notion volontairement floue, permettant aux services de renseignement de ratisser assez large. Y figurent bien entendu les aspirants terroristes, mais aussi toute une flopée de militants antinucléaires, d'activistes politiques (anti-G20, zadistes), de hooligans et de membres de groupuscules d'extrême droite. Une source bien informée ajoute à cette liste des personnes identifiées ou suspectées d'être des agents étrangers s'adonnant à l'espionnage économique. Selon le journal Sud Ouest, 5 000 personnes étaient répertoriées dans le fichier «S» en 2012. Une source policière contactée par Libération place, elle, le curseur «à environ 8 000».
Pour qu'une fiche «S» soit émise, il faut que les renseignements rassemblent un certain nombre d'éléments : activités menaçant les intérêts «supérieurs» de la nation, fréquentation d'un lieu de culte identifié comme radical, contribution à un site ou à un blog «de propagande», interactions fréquentes avec des individus eux-mêmes fichés «S»… Dans le cadre du tireur de l'Ile-Saint-Denis, elle a été établie pour «conduite radicale en prison».
Une fiche «S» peut être créée sans que la personne n’ait transgressé la loi. Elle n’est pas définitive. Si aucun comportement suspect n’est relevé au bout de deux ans, elle n’est pas renouvelée. Les données des fiches «S» sont versées au Système d’information Schengen (SIS).
Pourquoi et comment sont délivrées les permissions de sortie ?
«La loi permet d'accorder des permissions selon deux séries de critères, explique Laurence Blisson, juge d'application des peines (JAP) à Bobigny, et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche). D'une part, la durée de la peine déjà effectuée, d'autre part, la situation du détenu et les motifs de sa demande.»
Concernant la durée, c'est mathématique : un détenu est éligible à une permission à partir du moment où il a effectué au moins le tiers de sa peine. «Ensuite, le JAP procède à un examen approfondi de sa situation et de ses motivations pour sortir, poursuit Laurence Blisson. Tout ce qui concerne la démarche de réinsertion sociale doit être pris en compte : rendez-vous avec un futur employeur, rendez-vous à la préfecture…» Le détenu doit fournir des justificatifs.
Dans le cas du tireur de l'Ile-Saint-Denis, la permission avait été accordée pour régler la succession de son père décédé. «N'était-ce pas une façon de lutter contre sa potentielle radicalisation que de lui permettre de sortir pour préparer son avenir, notamment à travers ce problème de succession ? s'interroge Laurence Blisson. C'est impossible de répondre à cette question aujourd'hui sous l'émotion, alors qu'un policier est entre la vie et la mort.»
«Le travail du JAP ne pourra jamais être une science exacte, poursuit Laurence Blisson. Il essaie de trouver un équilibre entre l'intérêt pour la société à ce que la personne renoue avec sa famille, son travail, et l'intérêt pour la société à empêcher toute sortie. Pour cela, il prend en compte de nombreux éléments concernant la biographie, le casier, le comportement en détention, les projets…»
Pour la magistrate, l'idée d'interdire les permissions de sorties aux personnes dont les casiers judiciaires excèdent un certain nombre de condamnations n'a pas de sens. «Décréter : à partir de quinze condamnations, c'est mathématique, on ne sort plus, ça n'avancera en rien. C'est au contraire pour les multirécidivistes qu'il faut particulièrement soigner et préparer la sortie de prison, notamment par des mesures comme les permissions.» Faire dépendre les permissions de l'existence ou non d'une fiche «S» ne lui paraît pas plus pertinent.
«La fiche «S» est une décision administrative dont n'ont pas forcément connaissance les personnes concernées ni les juges. Elle est liée à une suspicion définie très largement qui n'est pas une évaluation d'un risque de récidive. La protection de la société peut passer par le fait d'interdire toute sortie à un détenu. Mais cette protection de la société peut aussi passer par le fait de libérer les personnes progressivement, en leur permettant de se réadapter.» Le taux de récidive des sorties dites «sèches», non préparées, étant largement supérieur à celui des sorties qui ont fait l'objet d'une préparation.