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Libération
Récit

Conflits sociaux : le dialogue en mauvais Etat

Gouvernement et partenaires sociaux doivent dialoguer lundi à Paris dans un contexte social tendu par les paroles et les actes des uns et des autres.
Manifestation interprofessionnelle pour la défense des emplois, des salaires et de la protection sociale à Paris, le 8 octobre. (Photo Julien Daniel. Myop)
publié le 14 octobre 2015 à 20h06

L'image a toutes les chances d'imprimer durablement les rétines de la gauche. Mardi, quelques heures après les arrestations des syndicalistes soupçonnés d'avoir participé aux violences au siège d'Air France, François Hollande s'est vu refuser une poignée de main par un militant CGT des chantiers navals STX qu'il venait de visiter à Saint-Nazaire. «Dans ce pays, il n'y a pas de politesse à avoir, il y a des actes concrets à faire sur l'emploi et les salaires», lui assène, calmement, Sébastien Benoît.

La scène de Saint-Nazaire s'est déroulée dans une ambiance bien plus policée que le face-à-face entre Lionel Jospin et les ouvriers de Moulinex en 1999 - «l'Etat ne peut pas tout», avait lâché un Premier ministre socialiste qui semblait exaspéré par cette bouffée de colère sociale. Mais ce tête-à-tête entre le candidat qui avait fait toute sa campagne présidentielle sur le thème de la «France apaisée» et un ouvrier se sentant lâché par l'Etat est venu couronner une semaine où l'exécutif a manqué le coche sur le fond et sur le ton sur le dossier Air France. Pour l'Elysée pourtant, «c'est toujours bien quand on peut remettre le dialogue social au cœur du débat», surtout à quelques jours de l'ouverture de la quatrième conférence sociale, le «bébé» du président réformiste, que la CGT boycotte pour la seconde fois (lire ci-contre). «Quoi qu'il arrive, nous, nous sommes toujours prêts au dialogue, explique un proche du chef de l'Etat, qui a en tête la longue série de dérapages de Nicolas Sarkozy. Là, on voit un salarié exprimer une colère légitime et un président qui ne lui dit pas "casse toi pov'con" ou "les corps intermédiaires, c'est terminé". Il écoute et il dialogue.»

«Voyous»

Pourtant, quand les pilotes d'Air France refusent le projet d'accord de la direction de la compagnie il y a dix jours, précipitant l'annonce d'un vaste plan de suppressions de postes, pas un ministre n'a élevé la voix pour mettre l'accent sur la sauvegarde des emplois. Lundi dernier, le comité extraordinaire de la compagnie aérienne vire au pugilat avec arrachage de chemise patronale à la clé. Rentré dans la nuit à Paris après une parenthèse japonaise de trois jours, Manuel Valls déboule mardi matin à Roissy. Pour dénoncer des violences dignes de «voyous», réclamer des «sanctions lourdes» contre les fauteurs de trouble et appeler à la reprise du dialogue social. «Le statu quo, l'absence de débat, une vision figée, ça n'est pas possible», tonne le chef du gouvernement. Qui en remet une couche devant les députés quelques heures plus tard, assumant sa posture «d'autorité» tout en expliquant que le pays avait besoin de «réforme, pas de rupture». Car, entretemps, Nicolas Sarkozy est entré dans la danse, mettant de l'huile sur le feu social. Les échauffourées à Air France, une «chienlit, un délitement de l'Etat», juge le président du parti Les Républicains (LR) . «Pendant que les jeunes suivent le combat de catch sur les réseaux sociaux, Sarkozy parle à la mémoire des anciens et personne ne s'adresse à la gauche : on est perdants sur tous les tableaux», se désole un ministre. Quelques heures après le show de Manuel Valls à Air France, une petite brochette de députés prennent l'apéritif à l'Elysée et demandent des «mots pour les salariés pour compenser "les voyous" de Valls mais bizarrement quand le Président est arrivé, plus personne n'a rien dit», raconte un témoin. Vu l'état du pays, «il faut placer des digues, défend un proche du Premier ministre a posteriori. On est dans une période où il faut faire attention à ce que les événements ne vous échappent pas. Il faut rappeler la loi, sinon c'est la porte ouverte à d'autres dérives.»

«Stupides»

Dans la foulée, les mots et la thèse du Premier ministre, sur la demande d'ordre qui monte du pays sont repris à tous les étages du gouvernement. Interrogé sur CNN, le ministre de l'Economie dérape. Les violences ? «Il ne s'agit pas de la France, il s'agit de personnes stupides, et qui seront condamnées pour cela», assure Emmanuel Macron. «L'anglais n'est pas la langue maternelle du ministre», minimisera son entourage. Pendant une semaine, c'est la gueule de bois dans la majorité. «Il n'y a pas eu un mot pour les salariés menacés par le plan social, c'était comme s'ils n'existaient pas», lâche la député socialiste du Doubs Barbara Romagnan. «Il n'y a que le message de répression qui est passé, c'était déséquilibré», complète son collègue de Côte-d'Or, le hollandais Laurent Grandguillaume.

Il faudra un week-end de plus - pendant lequel l'Elysée monte à la hâte le déplacement à Saint-Nazaire - et, surtout les arrestations des syndicalistes lundi à l'aube chez eux, lundi, pour que le discours officiel commence à évoluer. «Il y a des violences, mais il y a aussi une souffrance sociale qui est importante chez Air France et dans le pays», avance le secrétaire d'Etat Matthias Fekl quand une demi-douzaine de dirigeants communistes, écologistes et Front de gauche filent manifester devant Air France. Sur les ondes, Jean-Luc Mélenchon lance aux salariés «Recommencez !» et l'ancien leader des «Conti», Xavier Mathieu, confie ne plus croire au pacifisme. «Les puissants n'ont peur que de la violence», lâche le syndicaliste condamné pour des dégradations à la sous-préfecture de Compiègne. Mardi, après avoir proposé une médiation dans le conflit Air France, Ségolène Royal récolte des applaudissements nourris à l'Assemblée en entonnant une musique un peu plus équilibrée. «Quand on en vient aux mains, les responsabilités ne sont pas toutes du même côté», insiste la ministre de l'Ecologie, qui a les transports dans son portefeuille.

Le même jour, à l'heure du déjeuner, un ministre s'effondre : «A qui on a parlé depuis le début du quinquennat ? Aux patrons d'entreprise certainement. Et aux investisseurs étrangers. A part ça je ne vois pas…» L'analyse est battue en brèche à Matignon, qui, sous Valls comme sous Ayrault, ne parvient toujours pas à faire entendre ses arguments sur le «pacte de responsabilité», outil de restauration de la compétitivité et donc de l'emploi en France. «Ce n'est pas pour les patrons qu'on bosse, s'agace l'entourage du Premier ministre. Notre politique n'est pas idéologique, on ne récite pas des mantras patronaux, on se base sur des valeurs : émancipation, protection, travail».

Après la première cassure symbolique entre le pouvoir socialiste et le monde ouvrier, à Florange en 2012, «le mal est fait, les salariés d'Air France se sont sentis salis, estime le frondeur Christian Paul. Le gouvernement est en rupture avec les salariés alors que la plupart d'entre eux ont voté pour François Hollande». Pas faux, concède un proche de Valls : «Il y a des moments où il peut y avoir des contradictions entre notre interêt électoral à court terme, le rasssemblement de la gauche, et les positions de principe».