D’ordinaire guindée, avec ses bijouteries pour millionnaires et ses façades hautaines, la place Vendôme a pris, le temps d’un déjeuner, des airs de stade de football. Quelque 7 500 policiers, selon la préfecture (le chiffre paraît tout de même un peu surestimé), s’y sont rassemblés mercredi à grands renforts de pétards et de fumigènes colorés. Pour la première fois depuis 1983, lorsque Robert Badinter était garde des Sceaux, les policiers venaient s’insurger contre la politique pénale du gouvernement. Harassés par les heures supplémentaires travaillées depuis janvier en raison du plan Vigipirate, «les Bleus», comme ils aiment à se baptiser, bouillaient depuis déjà plusieurs semaines. Le couvercle a sauté le 5 octobre lorsque Yann S., 36 ans, un flic de la brigade anticriminalité de Saint-Denis, a été grièvement blessé par Wilston Blam, un braqueur radicalisé qui n’a pas regagné sa cellule après une permission de sortie de prison. Voilà comment la garde des Sceaux, Christiane Taubira, s’est de nouveau trouvée visée par un procès en laxisme.
Au micro, les slogans à son encontre sont assassins : «Non aux libérations de tueurs de flics», «justice en carton, policiers en dépression». Tout juste l'ambianceur autorise-t-il une tranche de rire en entonnant «Qui ne saute pas n'est pas poulet !» Dans la foule, sous une nuée de drapeaux intersyndicaux, un quadra zigzague, un deux-tons juché sur l'épaule : «On est fiers d'être là et de l'image qui en restera. Ça redonne un coup de fouet d'être si nombreux et unis. On est venus demander un peu d'égards en raison des risques que l'on prend. Il est inadmissible qu'on bosse dans des bagnoles pourries et que nos ordinateurs ne marchent pas. Le gouvernement doit se donner les moyens d'assurer ses services publics.» A la tribune, Jean-Claude Delage, le secrétaire général du syndicat Alliance (droite, majoritaire) lance un avertissement : «Nous demandons à François Hollande de nous recevoir. Sinon, nous reviendrons ici.» A ce moment-là, Jean-Claude Delage n'était semble-t-il pas au courant que le Président avait accédé à la demande principale de l'intersyndicale. Le matin, en Conseil des ministres, François Hollande avait indiqué qu'il recevrait les syndicats la semaine prochaine.
En sus, dès la fin de la manifestation, Valls a annoncé une batterie de mesures [lire ci-contre]pour répondre au malaise. Dans les cartons depuis un certain temps, elles soulignent une volonté d'apaiser les tensions entre les deux camps : «Les deux ministères [Intérieur et Justice, ndlr] se sont concertés. Des groupes de travail se sont constitués. On veut tout faire pour éteindre l'incendie entre les deux institutions et, franchement, ça a plutôt pas mal marché», observe un membre de l'entourage de Bernard Cazeneuve. Police contre gouvernement : 1 partout.
Permissions de détenus Limiter les sorties et mieux les encadrer
C'est un des points les plus sensibles, celui qui a mis le feu aux poudres et provoqué la colère des policiers : tout en refusant d'agir «sous le coup de l'émotion», Manuel Valls a annoncé une réforme des conditions dans lesquelles peuvent être décidées des sorties ponctuelles de détenus emprisonnés.
Les chiffres sont pourtant bien moins alarmistes que ceux montées en épingle par certains syndicats de policiers : l’an dernier, 48 481 permissions de sortie ont été accordées, soit 22 % de moins qu’en 2010. Au cours de la même période, 228 évasions ont été comptabilisées, contre 343 quatre ans auparavant. Quant au taux de non-réintégration de la prison à l’issue de ces permissions, il oscille autour de 0,5 % depuis des années et correspond la plupart du temps à un retour en retard du détenu. Des mesures ont néanmoins été annoncées afin de calmer les esprits et limiter le risque d’évasion lors d’une sortie, notamment pour les détenus les plus dangereux.
La chancellerie entend tout d'abord éviter les sorties «sans nécessité avérée», en particulier celles motivées uniquement par des démarches administratives. Plus généralement, les sorties devraient être recentrées autour de deux motifs principaux : le respect de la «dignité humaine», en cas d'obsèques d'un parent par exemple, ou les exigences d'un projet de réinsertion sociale pour le détenu, notamment en fin de peine. L'administration devra également garantir que toutes les informations disponibles sont portées à la connaissance de la commission d'application des peines et des magistrats, afin de clarifier au mieux leurs décisions.
Enfin, lorsque la sortie d’un détenu dangereux apparaît indispensable, cette mesure devra faire l’objet d’une escorte de sécurité. Cette réforme, prise par décret, devrait être effective très rapidement.
Procédure Alléger le travail des officiers de police judiciaire
«Il y a des dysfonctionnements et il faut les corriger», a reconnu Manuel Valls lors de son discours à Matignon. Entouré de Christiane Taubira et Bernard Cazeneuve pour mieux marteler son message d'unité entre la chancellerie et l'Intérieur, le chef du gouvernement a tenté de réconcilier la police et la justice, «les deux faces d'un même talisman».
Principale mesure annoncée : un projet de loi sur la réforme de la procédure pénale, qui sera présenté dans les quatre mois en Conseil des ministres. Depuis des années, les policiers sont excédés par l'accumulation des textes et l'empilement des législations française et européenne. En vingt ans, c'est un fait, la procédure pénale n'a eu de cesse de se complexifier, une évolution jugée responsable de la crise des vocations chez les jeunes policiers. «Il faut simplifier, clarifier et alléger», a martelé Manuel Valls. Une dizaine de mesures ont été annoncées afin de faciliter le travail des officiers de police judiciaire (OPJ), la plus emblématique étant l'allégement de la gestion de la garde à vue. Il sera désormais possible de ramasser l'ensemble des formalités procédurales dans un PV unique en fin de garde à vue, quand il en faut aujourd'hui un par acte de procédure. Les OPJ se verront également déchargés de certaines tâches administratives, comme la recherche d'un médecin ou d'un avocat pour le suspect. Au-delà de la garde à vue, la chancellerie entend alléger l'ensemble de la procédure entourant l'enquête judiciaire. Là aussi, il s'agit d'en finir avec la règle «un acte de procédure, un procès-verbal». Mais aussi d'élargir le recours aux procédures simplifiées pour les infractions les plus simples, comme les vols à l'étalage ou l'usage de drogue.
L’accès à certaines données, notamment les fichiers administratifs, sera lui aussi simplifié en enquête préliminaire, alors que les OPJ doivent aujourd’hui solliciter systématiquement une autorisation écrite pour la moindre requête. Un décret permettra également aux enquêteurs d’avoir recours à la transaction pénale pour certaines infractions, sous le contrôle d’un juge, à l’instar de ce que peuvent déjà faire les douanes.
Trafic d’armes Renforcer la lutte contre les armes lourdes
Devenue centrale depuis les attentats de janvier, en marge desquels deux policiers et une policière municipale ont trouvé la mort, la lutte contre le trafic des armes lourdes a également été élevée au rang des priorités gouvernementales. L'an dernier, 5 834 policiers ont été blessés en mission et 1 769 gendarmes l'ont été par agression. «Les atteintes graves à leur intégrité physique par arme à feu ou arme blanche atteignent des niveaux inacceptables», a déploré Manuel Valls.
Trois mesures ont été annoncées pour enrayer ce «fléau». La première est la généralisation aux trafics d'armes de la technique du «coup d'achat», déjà très répandue dans les affaires de stups. Un dispositif délicat qui permet aux enquêteurs de piéger des trafiquants grâce à des indics, pour mieux les interpeller. Avec le risque de voir des procédures annulées pour «provocation policière», tant la limite apparaît ténue dans certaines affaires (lire Libérationdu 19 août 2015).
La chancellerie entend également renforcer la répression : les peines encourues pour acquisition, détention ou cession d’armes de catégorie A et B (les plus lourdes) seront ainsi portées de trois à cinq ans d’emprisonnement. Au-delà de la sanction elle-même, ce nouveau palier permettra aux enquêteurs d’avoir recours à des techniques d’investigation plus poussées, comme les écoutes ou la sonorisation d’appartements et de véhicules, y compris quand la qualification de «bande organisée» ne peut être démontrée.
Dans les prochains jours, le ministère de l’Intérieur devrait également annoncer un plan de lutte contre les armes à feu, en s’appuyant notamment sur les services de renseignement.