La ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem, s’apprête à présenter ce mardi son expérimentation lancée dans plusieurs départements visant à accroître la mixité sociale dans les collèges, et lutter contre la ségrégation. Libé en avait dévoilé les grandes lignes le 18 octobre, et avait publié à cette occasion cette interview de Nathalie Mons, professeure de sociologie à l’université de Cergy-Pontoise et présidente du Conseil national de l’évaluation du système scolaire (Cnesco).
La sociologue explique quel est l’impact de la mixité à l’école et propose des pistes d’action.
A-t-on déjà mesuré scientifiquement les effets de la mixité (ou de l’absence de mixité) à l’école ?
En France, il y a très peu d’études sur le sujet. En revanche, il existe une grande littérature scientifique internationale, autour de deux champs de recherches. Le premier porte sur les conséquences de la mixité sur les apprentissages scolaires. Un enfant réussit-il moins bien dans une classe hétérogène ? Le sujet a longtemps fait débat, les études récentes arrivent toutes à la même conclusion : la mixité a des effets positifs ou neutres sur les résultats scolaires de l’immense majorité des élèves. A l’exception d’une toute petite élite, qui réussit un peu moins bien scolairement quand elle se retrouve mélangée à des élèves différents.
Mais je ne parle là que de l’impact sur les résultats scolaires. Si l’on regarde les effets de la mixité en termes de cohésion sociale, là, tous les élèves sans exception y gagnent. Même le haut de l’échelle ! La petite élite a tout intérêt à être entourée d’élèves ne venant pas du même milieu, au risque, sinon, de porter un handicap social les pénalisant dans leur vie professionnelle future.
Par mixité, vous entendez hétérogénéité dans les classes ou au sein des établissements ?
Les deux ! Il faut être très vigilant à lier les deux. Le risque serait de ne mener qu’une politique de mixité entre les établissements, en renforçant dans le même temps la ségrégation à l’intérieur, avec des classes de niveau. Or, les effets de l’absence de mixité dans les classes sont encore plus dévastateurs psychologiquement que la ségrégation entre établissements.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que la ségrégation saute encore plus aux yeux des élèves. Les enfants qui sont dans des classes de moins bon niveau se perçoivent comme cantonnés dans des «classes poubelles», avec le sentiment que tous les enfants des bobos sont ensemble.
A-t-on une idée précise du nombre d’établissements ségrégués ?
Quand le Cnesco a été créé, en 2013, nous avons décidé de nous attaquer d’emblée à ce chantier. Notre enquête révèle que 10 % des élèves de troisième sont dans un collège ghetto, avec plus de 60 % d’enfants d’ouvriers, au chômage ou inactifs. Et quand bien même le collège serait mixte, un principal sur deux pratique les classes de niveau en regroupant les élèves qui ont les meilleurs résultats.
Vous parlez alternativement de mixité sociale et scolaire…
Les deux vont souvent ensemble. Les élèves de milieu social favorisé sont souvent ceux qui ont les meilleurs résultats scolaires.
Et avez-vous des données sur la mixité ethnique ?
Non, pas pour l'instant. Cela fait partie des axes de travail : trouver des outils pour mesurer l'hétérogénéité des «origines nationales». Nous avons décidé collectivement de ce terme, pour ne pas retomber dans ce débat dont on ne sort pas sur les statistiques soi-disant «ethniques». Quel que soit le mot que l'on emploie, cette mixité doit aussi être mesurée. En tant que scientifique, je considère central que nous ayons des données pour travailler.
Si les bienfaits de la mixité sont si certains, pourquoi y a-t-il tant de résistances ?
D’abord, parce que les parents ne savent pas. Ces études scientifiques sont très peu connues du grand public. Dans le doute, les parents se disent que leurs enfants s’en sortiront mieux dans un établissement plus favorisé. Ensuite, la petite élite, qui a la sensation de perdre avec la mixité, pèse sur le politique. Sous-estimer le poids de ce lobby serait une erreur. Enfin, je pense que les professeurs ne sont pas suffisamment formés pour enseigner dans des classes mixtes, avec des différences de niveau entre les élèves. Cela nécessite des compétences pédagogiques adaptées. C’est d’ailleurs l’un des points ressortis de notre étude menée auprès des principaux de collège : 80 % sont favorables à la mixité, mais seulement la moitié pensent que les enseignants sont efficaces devant une classe hétérogène. Il y a un déficit de formation des enseignants. Et des chefs d’établissement également. Peu savent par exemple qu’il faut de la mixité dans les classes mais pas avec des écarts scolaires trop importants. Si vous mettez des très bons élèves avec des très mauvais, cela ne fonctionnera pas. Pour que la mixité soit efficiente, la recherche a montré qu’il faut que les élèves moins bons puissent s’identifier à leurs pairs ayant un niveau scolaire plus élevé mais atteignable.
Ne faut-il pas revenir à une carte scolaire plus stricte, en limitant les possibilités de dérogations pour éviter le collège de secteur ?
Malheureusement, c'est une proposition politique qui peut paraître simple mais est peu efficace. Avant l'assouplissement de la carte scolaire en 2007, les phénomènes de ségrégation étaient déjà présents et puissants. Obliger les parents est vain, il y aura toujours des stratégies de contournement. Le défi de la mixité ne pourra s'atteindre qu'avec la volonté des parents. L'enjeu, c'est de sortir du discours moralisateur «il faut mettre son enfant dans le collège de secteur pour être un bon citoyen». Et convaincre les parents qu'ils ont individuellement un intérêt à mettre leur enfant dans le collège du quartier, pourtant défavorisé. Par exemple, avec un projet pédagogique présentant la mixité comme un plus. Aux Etats-Unis, de plus en plus d'écoles proposent un programme entièrement bilingue anglais-espagnol en disant aux parents blancs favorisés : «Certes, vos enfants vont côtoyer dans l'école des enfants socialement moins favorisés que vous, mais dans la cour de récréation, ils parleront espagnol avec les petits Latinos bilingues.» Beaucoup ont sauté le pas, séduits.
Convaincre les parents est-il le seul moyen d’agir ?
Il existe beaucoup de leviers à activer en même temps, et en fonction du territoire. Aujourd’hui, les collectivités locales décident que les habitants de telle rue dépendent de tel établissement. Bien. Mais cette carte scolaire n’est pas forcément un disque parfait autour de l’école ! Elle peut être construite le long d’une ligne de métro par exemple, ou dans d’autres cas une carte mouchetée, avec tel îlot d’habitation qui dépend de telle école… Des solutions existent, à condition d’être un peu inventif. Chaque fois que cet effort n’est pas fait et que l’on crée de la ségrégation, on fabrique une bombe à retardement pour la future société française.