Menu
Libération
Récit

Flash-back sur un coup de gueule

Cinq des initiateurs de l’appel de Calais, dont le succès surprise a obligé Bernard Cazeneuve a réagir, mardi, expliquent l’origine de leur démarche.
Un enfant irakien dans la jungle à Calais, le 19 octobre. (Photo Aimée Thirion.)
publié le 20 octobre 2015 à 19h56

Les initiateurs de la pétition pour alerter opinion et pouvoirs publics sur la situation dramatique des migrants à Calais n'en reviennent pas de l'ampleur du nombre de signatures rassemblées en quelques jours. La mèche allumée samedi dernier en soirée a enflammé non seulement le réseau des contacts du milieu du cinéma, rompu à l'exercice, mais aussi, par capillarité et transfert de mails, textos et coups de fil, écrivains, musiciens, militants associatifs, médecins, dessinateurs de BD, photographes, plasticiens, chorégraphes, politologue, céramistes, etc. L'objectif fixé était d'abord modeste, entre 100 et 200 signatures au mieux, se disaient-ils au vu du climat étrange d'attentisme et de dépression générale des opinions de gauche. Lundi soir, le compteur était à 800 noms, avant ouverture aux signatures en ligne. La «voix d'une France mobilisée, solidaire et généreuse, qui refuse le repli sur soi et le rejet de l'autre», a salué Bernard Cazeneuve lors d'une conférence de presse mardi. Mais l'appel des cinéastes ne semble pas avoir convaincu le ministre de l'Intérieur de changer de braquet dans ce dossier. S'il a prévu de se rendre ce mercredi à Calais - sa septième visite sur place depuis qu'il est arrivé place Beauvau -, il ne devrait pas y annoncer de renforcement significatif du dispositif d'hébergement, qui prévoit d'ouvrir 1 500 places d'ici décembre. Très loin des 6 000 personnes qui vivent dans la jungle.

Situation intenable

Les cinéastes Catherine Corsini, Christophe Ruggia, Pascale Ferran, Nicolas Philibert et Romain Goupil nous ont donné rendez-vous mardi pour faire le récit de ce coup de gueule et de la mise à feu d'une pétition écrite en quelques heures. «On avait envie de mettre les pieds dans le plat, commence Philibert. Il y a un sentiment collectif de ras-le-bol face au mutisme des politiques et à la montée d'une pensée réactionnaire disséminée par une demi-douzaine d'intellectuels médiatiques.» Romain Goupil, toujours en ébullition, soixante-huitard se définissant désormais «libéral-libertaire», enchaîne : «Je me souviens que la découverte des 71 cadavres de migrants retrouvés dans un camion en Autriche a été un choc. On s'est tous appelé en se disant que quelque chose passait toute mesure. On était en attente d'un moment pour précisément taper du poing sur la table, qui plus est dans ce climat où s'installe sous nos yeux une France qui a l'air peureuse, moisie, étriquée et vieille alors que ce n'est pas du tout ce qu'on voit quand on travaille ou que l'on milite.»

Ils savent par avance comment le geste pétitionnaire, le côté «cri du cœur» peut être mal jugé, mais comme ils l'expliquent fort bien, la situation est connue et néanmoins à demi cachée sous le tapis du fatalisme ou de l'indifférence. Selon Pascale Ferran, «on ressent une hypersensibilité à la question de la division, cette manière d'assigner les gens à une identité unique et monochrome et à les dresser les uns contre les autres. Par exemple, pour nous à cet endroit précis, il n'y a pas de différence entre réfugiés politiques et migrants économiques».

Trois des cinéastes (Ruggia, Philibert et Corsini) revenaient de Calais où ils avaient passé la journée de lundi à rencontrer des migrants et à évaluer une situation humaine et sanitaire devenue intenable. Femme forte au caractère bien trempé, Catherine Corsini est encore sous le choc de ce qu'elle a vu : «Tout d'un coup on sort de la logique du chiffre, des statistiques, on voit des visages, on comprend par petites séquences des biographies qui révèlent une force de combat et de survie inouïe.»

 Veille

Cette mobilisation est l'opération la plus importante concoctée par une fraction très active du monde du cinéma, réunie notamment au sein du «Collectif des cinéastes pour les sans-papiers», qui compte de nombreux membres de la SRF (Société des réalisateurs de films) tels que Céline Sciamma, Laurent Cantet, Katell Quillévéré ou Michel Hazanavicius. C'est en 1997 qu'ils se mettent en ordre de bataille pour un appel à la désobéissance civile en soutien à Jacqueline Deltombe «coupable» d'avoir hébergé un ami zaïrois en situation irrégulière. En 2007, en lien avec Réseau éducation sans frontières, 300 personnalités du cinéma signent un court film, Laissez nous grandir ici ! Sept ans plus tard, ils réitèrent avec un film-tract diffusé sur Internet et dans un vaste réseau de salles indépendantes, On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !, montage de plusieurs témoignages de travailleurs sans papiers, pour la plupart résidents en France depuis longtemps et dûment employés par KFC, Axa, Bouygues, Veolia, Matignon, l'Assemblée nationale… Les cinéastes réfléchissent maintenant à l'après de la pétition. Ils envisagent notamment une sorte de veille jusqu'à la fin de l'année, avec peut-être un roulement de réalisateurs toutes les semaines partant pour Calais y tourner des images et témoigner de l'évolution de la situation.