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Libération
TRIBUNE

Au 20 heures, les banlieues sont forcément coupables

Le «droit à l’information» s’apparente ainsi à un droit des rédactions en chef d’imposer des manières de dire le monde à des reporters ou des sous-traitants peu enclins à résister dans un secteur des médias précaire et en pleine recomposition.
Des habitants du quartier de la "Villeneuve" à Grenoble au tribunal de Grenoble, le 15 mai 2014 (Photo Philippe Desmazes. AFP)
par Jérôme Berthaut, Sociologue. Maître de conférences à l'université de Bourgogne.
publié le 25 octobre 2015 à 17h46

En attaquant France 2 devant le tribunal en 2014, des habitants du quartier de La Villeneuve à Grenoble ont renouvelé les modes de contestation des traitements «stigmatisants» dont les quartiers populaires font régulièrement l'objet à la télévision. En décembre, ce sera au tour de M6 de comparaître devant le tribunal pour «diffamation» et «incitation à la discrimination et à la haine» suite à une plainte d'un habitant de Bobigny et des Jeunesses communistes.

Dix ans après les débats sur la couverture des «émeutes», cette judiciarisation est révélatrice de la distance entretenue par les grandes rédactions de l'audiovisuel à l'égard des milieux populaires. Face aux critiques du CSA, aux lettres d'indignation et aux pétitions, les présentatrices d'Envoyé spécial, qui ont programmé le reportage «La Villeneuve, le rêve brisé» en septembre 2013, ont réservé leurs explications aux médias. Un courrier de Guilaine Chenu et Françoise Joly rappelle aux organisateurs d'une projection-débat au sein du quartier que «l'exploitation du reportage ne peut se faire sans l'autorisation de France Télévisions» et qu'il est «peu opportun de le diffuser» en leur absence. Mais aucun droit de réponse n'a été accordé et le médiateur de la rédaction n'a pas non plus répondu au collectif d'habitants. Même dans le service public de l'information, débattre des pratiques professionnelles avec les personnes médiatisées semble exclu. Amandine Chambelland, l'auteure du reportage, a, elle, tenté d'empêcher la diffusion sur Public Sénat d'un documentaire retraçant la mobilisation de La Villeneuve. L'arène judiciaire reste dès lors l'ultime espace de confrontation des points de vue. En visant le directeur de publication, le procès en diffamation incite à déplacer la focale des quartiers vers le siège des médias, là où se décide vraiment le discours journalistique. Alors que des habitants s'estiment «trahis» par les reporters, nos observations des conférences de rédaction du journal télévisé de France 2, tout comme la lecture du «contrat de pré-achat» du reportage signé par Envoyé spécial, révèlent que les responsables de rédaction formulent en amont, entre professionnels coupés du terrain, une réalité préétablie. La «banlieue hors-sol» qu'ils sont alors conduits à définir relève avant tout de la concurrence entre les médias sur les faits divers et des discours parvenant jusqu'à eux : les prises de position politiques et les «sources» du ministère de l'Intérieur. Même les sujets «positifs» vantant les «mérites» individuels d'habitants doivent souvent s'ajuster aux représentations de la hiérarchie.

Le «droit à l’information» s’apparente ainsi à un droit des rédactions en chef d’imposer des manières de dire le monde à des reporters ou des sous-traitants peu enclins à résister dans un secteur des médias précaire et en pleine recomposition. Aidés par des intermédiaires parfois rémunérés (les «fixeurs»), les reporters sont ensuite poussés à sélectionner dans la diversité des situations et des propos d’habitants, les plus conformes à la commande. Ou à les mettre en scène, comme la dangereuse démonstration de tirs filmée au beau milieu de La Villeneuve. Contre ces pratiques, la voie judiciaire a toutefois ses limites. L’association qui portait la plainte a été déboutée car le droit de la presse ne prévoit pas d’action collective. Parallèlement, l’absence d’instance indépendante chargée de veiller aux respects des règles déontologiques favorise la déresponsabilisation des directions de médias, à l’égard des milieux populaires comme des journalistes sur le terrain.

Jérôme Berthaut est l'auteur de La Banlieue du «20 heures», paru aux éditions Agone (2013).