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Libération
Paranoïa

A Melun, «on a tiré sur le bâtonnier !»

En proie à des obsessions victimaires, un avocat proche de l’extrême droite a grièvement blessé Henrique Vannier avant de se suicider. Il a laissé un texte de 240 pages.
Le tribunal de Melun, où a été agressé le bâtonnier Henrique Vannier, le 29 octobre. (Photo Thomas Samson. AFP)
publié le 29 octobre 2015 à 19h56

Ils avaient l'habitude de le voir arriver, «les yeux perdus dans le vague, tirant sa petite valise à roulettes». Ce jeudi matin, les agents de sécurité à l'entrée du palais de justice de Melun n'ont pas prêté d'attention particulière lorsque Me Joseph Scipilliti, 64 ans, leur a tendu sa carte professionnelle. Quelques minutes plus tard, vers 9 h 30, bousculade dans le hall. Des policiers courent vers les étages, un homme crie : «On a tiré sur le bâtonnier !» Le drame est confirmé par des avocats : Joseph Scipilliti, qui avait rendez-vous avec le bâtonnier Henrique Vannier, a sorti une arme de sa poche et ouvert le feu à trois reprises sur son interlocuteur. Puis il a retourné l'arme contre lui, et s'est suicidé.

Au même moment, au rez-de-chaussée, un procès d'assises médiatique est sur le point de démarrer. Il doit voir comparaître les parents de la petite Inaya, 20 mois, accusés de lui avoir donné la mort. Journalistes, avocats, témoins, jurés forment une foule compacte devant l'entrée de la salle d'audience. «On est tous devenus blêmes, dit Rodolphe Costantino, avocat de l'association Enfance et partage. Un effroi collectif.» L'audience d'assises est suspendue, des groupes restent épars, remués par les rumeurs.

Macabre projet

Florence Lampin, future bâtonnière désignée depuis un an pour prendre la succession d'Henrique Vannier, se dirige vers les journalistes. Certains ont annoncé la mort du bâtonnier, elle veut démentir. «Henrique Vannier est aux urgences de l'hôpital de Créteil. Son état de santé est stabilisé. Il va être opéré cet après -midi.» Plus tard, à 15 h 30, lors d'une «conférence de presse» succinte, le procureur de Melun, Daniel Atzenhoffer, donnera quelques précisions : les balles ont atteint le bâtonnier «au thorax, à l'épaule, à la hanche. A l'heure qu'il est, son pronostic vital n'est plus engagé.» Quand à Joseph Scipilliti, «il est semble-t-il décédé sur le coup». C'est la mort qu'il avait prévue, décidée.

Un document de 240 pages, envoyé jeudi à 5 h 42 du matin aux responsables du collectif proche de l'extrême droite Riposte laïque (lire ci-contre), permet de remonter aux origines de son macabre projet. Il l'a titré en rouge «Journal indélicat» et accompagné d'un cliché de sa silhouette en robe noire, de dos. Il explique l'avoir rédigé tout au long de sa carrière, tandis que redressements fiscaux, liquidations judiciaires et poursuites disciplinaires rythmaient sa vie. Un ensemble de «turpitudes» qu'il baptise «le système», et pour lequel il désigne, dès les premières lignes de son écrit, un principal responsable : «Le nouveau bâtonnier H.V. qui, dès avant sa prise de fonction pour les années 2014-2015, avait fait connaître son intention d'en finir avec moi.» La suite de son «journal» montre que les précédents bâtonniers ont rempli, en leur époque, le même rôle de bête noire à ses yeux, mais que Joseph Scipilliti avait le sentiment ces derniers mois d'atteindre une fin inéluctable. «Je dérangeais trop d'intérêts depuis trop longtemps et l'heure était venue pour le système de sonner l'hallali.»

L’avocat Joseph Scipilliti s’est suicidé après avoir tiré à trois reprises sur le bâtonnier de Melun (photo Capture d’écran France 3)

Pièce de théâtre

Depuis octobre 2014, Joseph Scipilliti faisait l'objet d'une nouvelle procédure disciplinaire, notamment pour «injures, menaces verbales et écrits à l'encontre du bâtonnier», a expliqué le procureur de Melun. En mai 2015, une peine de trois ans d'interdiction d'exercice judiciaire avait été prononcée contre lui. Joseph Scipilliti était un petit homme maigre, les épaules affaissées, portant sa fatigue sur son visage osseux. Né le 25 décembre 1951 à Messine, en Italie, il prête serment en 1981 au barreau de Melun, hésite un temps entre la profession d'avocat et l'enseignement secondaire, puis enfile définitivement la robe en 1989. Il fait partie des tout premiers soutiens du collectif Riposte laïque, leur proposant de les défendre gratuitement malgré ses ennuis financiers, assumant par ailleurs la défense de militants islamophobes. Dans son écrit testamentaire, plus que ses sympathies d'extrême droite, ce sont ses obsessions victimaires qui ressortent. L'avocat y détaille sa fureur lorsque, muni d'un billet dûment poinçonné pour une pièce de théâtre, on lui refuse l'accès de la salle pour cause de surbooking. Colère également lorsqu'il ne peut récupérer ses affaires, enfermées dans un vestiaire fermé à clé, après une audience. Sans manteau, sans les clés d'entrée de son logement, il erre dans les rues en remâchant son humiliation. «Je garde ma robe qui constitue un vêtement supplémentaire, mais les gens se retournent, goguenards, donc je l'enlève, puis la remets, car je grelotte.»

La suite des 240 pages de son «journal» est une accumulation de frustrations qui nourrissent une paranoïa grandissante. Il y décrit ses «insomnies, prises de produits d'endormissement à doses massives, accès de léthargie, épisodes de réelle dépression». En attribue les causes à un acharnement de l'administration fiscale et du bâtonnat. «Ceux dont je contestais les abus de pouvoir, comme ceux que je renvoyais involontairement à leur faiblesse, se protégeaient en me faisant une réputation d'acariâtre, de bas du front», écrit-il dans son «introduction», datée du 27 octobre 2015.

Celle-ci s'achève de manière glaçante : «Me voilà donc sur le point de satisfaire ceux qui, pour justifier leur domination ou leur soumission, m'ont fait une réputation de cosaque. Pour une fois, je vais vraiment manquer de délicatesse.»