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Libération
Récit

Inaya, l’enfant que personne n’a vue

Les parents de cette fillette de 20 mois retrouvée enterrée en 2012 en Seine-et-Marne s’accusent de sa mort devant les assises de Melun, où ils sont jugés jusqu’à vendredi. Un procès où les lacunes des services sociaux sont soulignées.
Dessin Pierre Mornet
publié le 3 novembre 2015 à 19h46

Elle dit : «J'aimerais pouvoir revenir en arrière, pour empêcher cet homme qui a tué ma fille.» Il répond : «Tout ce que je voudrais, c'est que cette femme qui a mis fin aux jours de ma fille avoue.» Ils sont assis sur le même banc, se tenant le plus possible à l'écart de l'autre, dans le box des accusés de la cour d'assises de Melun (Seine-et-Marne). Deux parents qui se renvoient au visage la mort de leur enfant. Inaya, 20 mois, a été retrouvée enterrée dans un parc forestier d'Avon, le 23 décembre 2012. Depuis plus d'un an, elle gisait enfouie au pied d'une souche d'arbre sans que personne ne se soit ému de sa disparition. Pourtant, elle faisait l'objet d'un suivi par les services sociaux dès sa naissance : placement puis, en théorie, visites régulières. «C'est lui qui l'a tuée !» crie Bushra Taher Saleh, 29 ans, véhémente et en larmes. «C'est elle !» répète Grégoire Compiègne, 27 ans, mâchoires serrées. Tous deux comparaissent jusqu'à vendredi pour «violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Avec l'ombre d'un troisième «accusé», les services sociaux. La protection de l'enfance n'est pas jugée ici, mais ses membres défilent à la barre pour tenter d'expliquer l'inexplicable : comment dire qu'on «suit» une fillette qu'on ne rencontre pas, dont on ne remarque même pas la mort ? Inaya était l'enfant que personne n'a vue, ni ses parents ni les autres.

Bushra Taher Saleh et Grégoire Compiègne se sont rencontrés en 2006. Elle avait 20 ans, lui 18. Leurs regards se sont croisés dans la gare de Cergy-Préfecture. Elle a un très joli visage rond, des yeux noirs en amande, la peau lisse couleur caramel. Lui aussi est «beau gosse», grand, brun, athlétique et soucieux de son apparence : coiffeur et «épilation» tous les mois. Ils se plaisent. «Elle avait un côté un peu bébé qui vous fait craquer. Je suis tombé amoureux très fortement», dit-il.

«Pansement»

Grégoire Compiègne a été placé peu après sa naissance. Il n'a connu sa mère biologique qu'en 2012, lorsqu'il a fait des recherches pour la retrouver. Il n'a jamais vu son père, d'origine tunisienne, ne savait pas qu'il était chauffeur-livreur, la présidente de la cour d'assises le lui apprend. Petit, il est confié à une première famille d'accueil. «Ça se passait bien, j'aurais voulu rester.» Mais un autre couple propose de l'accueillir : ils viennent d'adopter son frère aîné, un regroupement de fratrie est leur projet. Il débarque à 6 ans chez les Compiègne, hérite d'un nouveau nom de famille et d'un nouveau prénom. Aujourd'hui, il voudrait qu'on l'appelle Ashraf Salah. «Mon père adoptif me frappait», explique-t-il. Les rapports des services sociaux de l'époque le confirment, sans pour autant avoir entraîné de réaction de l'institution. Enfant «rebelle, fugueur», Grégoire Compiègne abandonne tôt l'école, enchaîne les petits boulots, se querelle avec ses patrons.

Bushra Taher Saleh elle aussi a été battue, par sa mère, mais elle réfute le terme de maltraitances : «C'est juste des gifles, comme tout le monde avec ses enfants.» Son père, gardien d'immeuble d'origine malaisienne est «quelqu'un de calme», dont elle se sent proche. Sa mère, d'origine vietnamienne est, reconnaît-elle, «plus sévère». Elève médiocre, elle veut être infirmière, devient serveuse chez Quick, puis travaille dans l'hôtellerie. Lorsqu'elle rencontre Grégoire Compiègne, elle est émue par le récit de ses souffrances. Elle tombe enceinte rapidement. Sélim (1) naît en 2008. «Fonder une famille, c'était mon rêve, dit Grégoire Compiègne. Peut-être à cause de mon enfance. Mes enfants, c'est tout pour moi. Ma plus belle réussite.»

Plusieurs des travailleurs sociaux qui se sont succédé auprès du couple ont noté qu'ils parlaient de leurs enfants «toujours par rapport à leur image de parents. Jamais en tant que personnes à part entière». «Pour Mme Taher Saleh, ses enfants sont un pansement», relève un assistant familial. En septembre 2009, une voisine entend des cris à travers la porte d'un de leurs hébergements provisoires. La police arrive et Sélim est emmené, couvert de bleus, à l'hôpital. «Oui, j'ai tapé mon fils, murmure Grégoire Compiègne à l'audience. C'est une réaction que je ne me suis toujours pas pardonnée.» Au moment de sa condamnation à six mois de prison ferme, une décision de placement est prononcée pour Sélim. Quinze jours plus tard, le petit garçon est rendu à ses parents.

Une seconde alerte suit la naissance d’Inaya, en avril 2010. Le personnel de la maternité s’inquiète d’une marque sur le front de Sélim, et du comportement à vif de ses parents. Une puéricultrice se rend chez eux, constate qu’Inaya, âgée de 3 semaines, est faible et dénutrie. Elle est hospitalisée puis placée, ainsi que son frère.

Courrier d’alarme

A la barre, Sylvie J., l'assistante familiale qui les a recueillis chez elle, raconte que Grégoire Compiègne lui interdisait «de toucher» Sélim et Inaya en sa présence, qu'il l'avait menacée de la frapper, qu'Inaya pleurait au moment de partir chez ses parents le week-end. Aux retours, Sylvie J. les récupère amaigris et épuisés, Inaya avec des hématomes et griffures au crâne et au visage. Les «droits d'hébergement» du week-end sont interrompus. Puis reprennent.

A l'été 2011, deux travailleurs sociaux rédigent un rapport attestant de la «bonne évolution» et de la «stabilisation» des parents, et préconisant le retour en famille. A la barre, l'un d'eux, aujourd'hui a la retraite, est pressé de questions. Gêné, il hésite. «C'était des parents qui, disons… étaient respectueux des services sociaux. Sélim réclamait son papa et il y avait, euh, je crois, aussi une demande de la petite fille d'être avec ses parents.» Une avocate lui fait remarquer qu'Inaya, alors âgée de 15 mois, ne parlait pas, mais en revanche hurlait dès qu'on voulait la confier à son père ou sa mère. «Je ne savais pas», bredouille-t-il.

Sur la base de ce rapport, la juge des enfants remet Sélim et Inaya à leurs parents en août 2011. Un troisième enfant, Laïla (1), vient de naître. Les mêmes éducateurs sont chargés d'un suivi à domicile. La plupart des rendez-vous qu'ils proposent sont annulés par les parents. Ils ne revoient jamais Inaya, qui meurt quatre mois plus tard. «Lorsque je demandais à madame où elle était, elle me répondait : chez ses grands-parents maternels», dit le travailleur social. A la même époque, pourtant, les parents de Bushra Taher Saleh envoient à la juge des enfants un courrier d'alarme. Ils sont sans nouvelles de leur fille et de leurs petits-enfants depuis plus d'un an, ils s'inquiètent. La juge ne réagit pas. Au contraire, elle finit même par lever la mesure d'accompagnement. «C'est vrai que dans mon rapport, j'ai considéré que le suivi n'était plus nécessaire, reconnaît une autre travailleuse sociale à la barre. Il n'y avait aucun élément de danger… Si ce n'est l'absence d'Inaya.»

Pour Rodolphe Costantino, avocat de l'association Enfance et Partage, partie civile, c'en est trop. Il se lève, en colère : «Vous écrivez : "Il nous apparaît que le couple parental souhaite aller de l'avant et a stabilisé sa situation." Mais vous ne l'avez jamais rencontré, le couple parental ! Vous n'avez vu qu'une seule fois madame Taher Saleh et Sélim, et c'est tout ! Cet unique rendez-vous est votre seule base pour préconiser la fin du suivi !»

«Péter les plombs»

Inaya est morte «en novembre ou en décembre 2011», aucun de ses parents ne se souvient de la date. De l'autopsie et de l'analyse de leurs récits opposés, on comprend que le retour de la petite fille après son placement s'est «mal passé». Elle ne mangeait plus, passait ses journées punie dans son lit, réclamait sans cesse son assistante familiale, «Vivi».

«Ma femme, ça lui faisait péter les plombs, elle la frappait», dit le père. «C'est vrai que ça m'énervait, mais je n'ai donné que des petites tapes, c'est lui qui l'a secouée et battue», dit la mère. La seule chose qu'ils reconnaissent avoir faite ensemble est «l'enterrement» du corps d'Inaya. L'aide sociale à l'enfance ne s'est souciée de son absence qu'un an plus tard. Lorsque, une nouvelle fois, on leur a signalé des traces de coups sur le visage de Sélim.

(1) Les prénoms ont été modifiés.