Jusqu’où encadrer la parole au nom de la lutte antiraciste ? Face aux discours de haine de plus en plus décomplexés, le gouvernement a tranché : il faut être plus sévère avec l’expression de propos racistes et antisémites, quitte à rogner un peu sur la liberté d’expression.
Un projet de loi a ainsi été annoncé par Christiane Taubira et Manuel Valls, qui prévoit de réprimer les paroles racistes comme n’importe quel délit de droit commun. Elles ne bénéficieraient plus, comme tout discours public aujourd’hui, du cadre particulier de la loi sur la presse qui, depuis 1881, garantit la liberté d’expression en France (et pas seulement celle des journalistes). Pour faire court, Jean-Marie Le Pen ou Alain Soral pourraient, si le projet de loi du gouvernement était voté, être envoyés en garde à vue ou en comparution immédiate pour leurs propos antisémites.
Jusqu'à présent, la loi de 1881 interdisait ces pratiques et s'attachait à faire juger les mots et les intentions par des magistrats spécialisés, au gré d'une procédure complexe et de débats sémantiques à n'en plus finir. Ce qui n'empêchait pas la sanction : Dieudonné, Jean-Marie Le Pen ou Eric Zemmour peuvent en témoigner. Les peines de prison, en revanche, restent rares. Si la justice juge avec tant de prudence les paroles - même racistes -, c'est que la liberté d'expression est l'un des piliers de notre démocratie :«La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme.»
«L'accumulation, ces dernières années, de mesures radicalisant la répression des discours de haine commence à être inquiétante, estime le juriste Serge Slama. Alors que sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme, la France avait dû assouplir son droit [le délit d'offense aux chefs d'Etat, par exemple, n'existe plus, ndlr], on voit maintenant que derrière de bonnes intentions - lutte contre le racisme ou le terrorisme -, le gouvernement est tenté de restreindre à nouveau la liberté d'expression.»
En novembre 2014 déjà, la loi antiterroriste de Bernard Cazeneuve a subrepticement transformé l'«apologie du terrorisme», qui était elle aussi encadrée par la loi de 1881 en délit de droit commun. Résultat : dans les jours qui ont suivi les attentats de janvier, la justice s'est livrée à une répression démesurée de propos, certes insupportables, mais souvent tenus par des fous, des ivrognes ou des gamins. La mesure a abouti à des procès expéditifs et parfois à de lourdes peines de prison que la procédure de la loi de 1881, par son art de la mesure et du contradictoire, n'aurait pas permis.
En 2014, c'est l'interdiction du spectacle de Dieudonné par le Conseil d'Etat, à la satisfaction de Manuel Valls, qui avait alerté les juristes. «Mais dans de récentes décisions, le Conseil d'Etat a rééquilibré sa première décision, tempère le juriste Nicolas Hervieu. Il a notamment laissé joué de nouveaux spectacles de Dieudonné qui en avait écarté les passages antisémites.» Il n'a pas non plus suivi la plainte du Conseil représentatif des associations noires (Cran) qui voyait dans les gâteaux d'un pâtissier de Grasse, représentant des Noirs dans des postures obscènes, un «racisme colonial». «Les gardiens du droit parviennent donc à maintenir un équilibre plutôt favorable à la liberté d'expression, tout en prenant en compte la dignité humaine. Et malgré la pression des autorités gouvernementales. Une attitude spécifiquement française, d'ailleurs», note Hervieu.